La grève du savoir
Chronique parue dans France Catholique − N° 1271 – 23 avril 1971
Aimé Michel a déjà évoqué ici même la perspective d’une «apocalypse molle». C’est une variation sur ce même thème qu’il nous propose ici, en imaginant que l’humanité puisse abandonner sa culture.
Par les temps qui courent, il est difficile de résister à la fascination des civilisations disparues et de ne pas entendre, en y pensant, le cri que les Latins prêtaient au corbeau «Cras! Cras! Demain!»
Demain, ce pourrait être notre tour. Inconcevable il y a vingt ans, la fin de notre civilisation est devenue une évidente possibilité historique depuis que l’on voit la jeunesse se détourner d’elle. Car pour subsister, cette civilisation a besoin de la foule de ses savants et de ses techniciens. Que ceux-ci lui fassent un jour défaut, et ce sera l’effondrement.
Les œuvres les plus récentes du philosophe et physicien anglais, sir Karl Popper, en démontrant avec une remarquable clarté le fonctionnement de la pensée moderne, nous font prendre conscience de son effrayante fragilité[1].
Trois mondes encastrés
La thèse fondamentale de Popper, c’est que le monde où nous vivons est fait de trois mondes encastrés l’un dans l’autre. Il y a d’abord le monde des phénomènes, c’est-à-dire le monde physique, celui des étoiles, de la terre, de notre corps, y compris notre cerveau.
Il y a ensuite le monde subjectif, nos perceptions, notre pensée, nos émotions, nos rêves, nos plaisirs et nos douleurs.
Il y a enfin le monde des connaissances enregistrées dans les bibliothèques, et qui fait l’objet de l’enseignement. C’est ce «patrimoine» que l’on se plaît encore, par habitude, à qualifier d’»universel». Tout homme est personnellement présent dans les trois mondes de Popper. Il est dans le premier par son corps, dans le second par son esprit, dans le troisième par sa culture. Mais alors que les deux premiers dureront autant que la nature humaine, le troisième doit affronter les périls de l’histoire. Il peut un jour disparaître comme une nuée emportée par le vent.
Cette disparition, Popper montre qu’elle peut survenir de diverses façons et à divers niveaux. Par exemple, toutes nos machines peuvent tomber progressivement en panne à mesure que serait abandonnée l’étude de la technologie. Cependant, note-t-il, si les bibliothèques survivaient (et aussi, bien entendu, notre capacité d’apprendre), une nouvelle civilisation pourrait être ultérieurement enfantée à partir des vestiges de la nôtre, après beaucoup de souffrances et une éclipse plus ou moins longue. Mais nos bibliothèques aussi pourraient être détruites. Ce serait alors la perte totale du «patrimoine» qu’il faudrait plus tard reconquérir au prix des mêmes millénaires d’efforts dont nous l’avons payé.
La plausibilité d’un tel événement permet à Popper de montrer l’existence réelle et indépendante du troisième monde qui, sans avoir l’éternité des Idées platoniciennes, peut néanmoins subsister hors de l’homme, hors de toute pensée, dans une planète entièrement retournée à la barbarie ou même désertée par l’homme. Un être venu de Sirius et pénétrant dans la Bibliothèque nationale ne tarderait pas à retrouver, grâce aux figures, la clé de toutes les langues humaines et de là à ressusciter notre culture disparue. Cette histoire a souvent été racontée par les écrivains de science-fiction avec une assez redoutable vraisemblance.
Dans le schéma de Popper, le travail intellectuel de l’homme moderne consiste à utiliser le deuxième monde (celui de la pensée) pour déchiffrer le premier (le monde des phénomènes) et en donner une interprétation qui crée la substance du troisième. Et l’homme moderne a ceci de particulier dans le cours de l’histoire que le troisième monde excède désormais formidablement les capacités de toute pensée. Comment croît-il, ce monde du «patrimoine»? Par ce que l’on appelait jusqu’ici, plutôt pompeusement, la «transmission du flambeau»: les dépositaires de la culture, c’est-à-dire les maîtres, savants et professeurs, la transmettaient à leurs successeurs, augmentée de leur apport personnel. La transmission s’opérait par l’enseignement et les successeurs n’avaient qu’une idée, faire mieux que leurs maîtres, les surpasser. Il ne serait venu à l’idée de personne, il y a seulement un quart de siècle, que cette mécanique pût un jour se détraquer.
C’est pourtant peut-être ce que nous voyons se produire sous nos yeux: une partie de la jeunesse rejette avec mépris ce «flambeau» qu’on lui tend. Elle n’en veut plus. Une partie importante du corps «enseignant» l’encourage dans ce refus. Et il s’agit d’un phénomène mondial, que la diversité des régimes politiques ne fait que montrer ou cacher plus ou moins. «L’Université sociale, écrit A. Wolfe, professeur de science politique (sic) à l’Université d’État de New York, n’a rien à faire avec la poursuite abstraite des études. Son but est d’utiliser la connaissance obtenue par l’étude en vue d’obtenir la révolution. Donc, l’Université ne doit pas reconnaître à ses membres le droit de faire ce qu’ils veulent sous prétexte de liberté, académique: elle leur enjoint au contraire de s’engager totalement dans la révolution. Par exemple, un cours sur le contrôle des émeutes devrait être exclu de l’Université, alors qu’un cours sur les méthodes de combat de rue serait parfaitement approprié[2].»
Les nouveaux docteurs
Il est certain qu’une «société» encadrée par des docteurs ès combats de rue nous changerait un peu de celle où nous avons grandi. Qui travaillerait pendant que ces savants d’un nouveau genre se livreraient à leurs «travaux pratiques»? Question tout à fait subalterne et qu’on se sent honteux de poser. Si ces messieurs doivent un jour devenir nos maîtres, nous pouvons leur faire confiance: c’est nous qui travaillerons. Et ne nous avisons pas alors de descendre dans la rue: la révolution ne tolérera pas ces provocations réactionnaires.■
Aimé Michel
Notes:
(1) Karl R. Popper: Epistemology without a knowing subject (Logic, methodology and Philosophy of Sciences, III, North Holland Publishing Company, Amsterdam 1968). – On the theory of the objective mind (Akten des XIV Internationalen Kongresses für Philosophie, vol. I, Vienne 1968).
(2) A. Wolfe: The Myth et the free scholar (University Review, State University of New York, 1969, vol. II, p. 3-7).