Le Janus à quatre faces

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Le Janus à quatre faces

Chronique parue dans France Catholique − N° 1352 – 10 novembre 1972

 

Il est bien fâcheux que les problèmes les plus passionnants actuellement posés par la science ne puissent être abordés que par le biais de l’abstraction mathématique. Fâcheux non pas tant parce que, de ce fait, la discussion en deviendrait incompréhensible au commun des mortels ‒ c’est dommage, mais enfin, celui qui veut comprendre peut toujours faire l’effort nécessaire ‒ que parce que même ceux qui comprennent ne sont jamais très sûrs et ne peuvent jamais être très sûrs que ce dont ils parlent existe vraiment.

Disons-le d’abord sans détour: il n’est pas honteux d’avouer sa perplexité. Einstein a toujours proclamé qu’il ne comprenait rien aux fondements de la physique quantique, entendant par là non pas, bien sûr, qu’il ne comprenait réellement pas, mais qu’il ne voyait pas comment tout cela pouvait marcher. Pendant une certaine époque, il habitait près d’un asile d’aliénés. Les fenêtres de son appartement donnaient sur la cour de cet asile, et il avait l’habitude de dire à ses visiteurs, montrant les fous en train de se livrer à leurs excentricités «Ce sont des fous, mais pas les mêmes que ceux qui font la physique quantique.» Ce qui ne l’empêcha pas, comme on sait, d’apporter lui-même à cette physique une contribution éminente.

Où l’on se méfie des mathématiques

Ce qu’il reprochait à cette physique-là, c’était de n’être pas représentable, de se dérober à la prise de l’imagination sensible. Lui qui avait fondé en science une ère nouvelle suprêmement marquée par le langage mathématique, il se méfiait néanmoins de ce langage et voulait que les choses fussent représentables. On lui attribue ce mot qu’une chose que l’on ne peut expliquer à un enfant ne vaut pas la peine d’être dite. Sans doute forçait-il sa pensée par goût du paradoxe. Mais il regardait avec suspicion tous les problèmes inexprimables autrement que par les mathématiques, et s’avouait porté à se demander toujours si ces problèmes n’étaient pas fabriqués par le langage qui les exprime. Dans ma dernière chronique, j’ai rapporté la très belle expérience américaine montrant la réalité matérielle de la relativité du temps, comme dans le fameux boulet de Langevin: un astronaute s’en va très loin à très grande vitesse, revient et trouve ses descendants plus vieux que lui-même. J’aurais pu, m’appuyant sur les résultats absolument irrécusables de l’expérience, aller plus loin: il suffisait de supposer que le voyage de l’astronaute eût été un peu plus rapide, qu’il se fût fait par exemple à plus de 299’500 kilomètres à la seconde. Alors ce ne sont pas des descendants plus vieux que lui-même que l’astronaute eût retrouvés à son retour, mais bien l’humanité future, ou peut-être même la terre morte de vieillesse et le soleil éteint par les millions ou les milliards d’années, alors que lui-même n’aurait vécu qu’une décennie ou deux.

Il faut bien admettre qu’un univers où de pareils prodiges sont possibles (et, je le rappelle, c’était prévu par la théorie depuis le début du siècle et c’est maintenant prouvé expérimentalement) est un univers déconcertant. Ce n’est pas celui dont l’image se forme en notre pensée quand notre enfance le découvre. On comprend que, pour en parler, il exige un langage autre que celui de tous les jours. Mais du fait que ce langage différent ‒ celui des mathématiques ‒ est un pur formalisme, qu’il s’appuie sur sa seule cohérence interne et qu’il ne peut s’appuyer sur l’imagination, il est comme le fil d’Ariane dans les ténèbres du labyrinthe: il faut lui faire confiance, sans qu’on sache où il nous conduit, sans même, souvent, que l’on sache où l’on est. En voici un autre exemple particulièrement frappant.

Lorsqu’un corps quelconque (appelons-le A) exerce une force sur un autre corps B, on dit que A et B sont en interaction, car le corps B exerce sur le corps A une force opposée, égale et de sens contraire. Par exemple, la pomme suspendue à l’arbre subit de la part de la terre une attraction qui se manifeste par son poids. Quand la queue de la pomme casse, celle-ci tombe vers la terre; mais la terre, elle aussi, tombe vers la pomme, quoique infiniment moins: dans le rapport inverse de leurs masses respectives.

Des interactions comme celle-là, on en connaît dans l’univers de quatre sortes: l’interaction de gravitation (celle que la pomme et la terre exercent l’une sur l’autre), l’interaction électromagnétique (celle de l’aimant, c’est-à-dire celle des particules électriquement chargées de signe opposé), et les interactions nucléaires, qui sont de deux types, les fortes et les faibles.

Pour établir la théorie de ces interactions, on fait appel à l’idée de champ, et c’est ici que commence le labyrinthe. Quand on lit les physiciens, on constate que cette idée de champ correspond dans leur esprit à une réalité. Cependant, la définition qu’ils en donnent ne laisse pas de provoquer un malaise en tout esprit qui se méfie des abstractions: le champ est une zone de l’espace où s’exercent des forces d’une certaine nature; de plus, la réflexion sur les champs s’opère essentiellement par le biais du vecteur, qui représente la grandeur, le sens et la direction de la force à un moment donné du temps et en un point du champ.

Si je ne me trompe, nous en sommes donc, avec le vecteur, à un être de la troisième génération: force, puis champ, puis vecteur; mais le vecteur lui-même n’a pas une généralité suffisante pour permettre toujours la manipulation logique recherchée: du vecteur, on passe donc au tenseur, qui est sa généralisation à des espaces à n dimensions. Quand on raisonne sur les tenseurs (et ce n’est pas le bout du labyrinthe, loin de là, si même le labyrinthe a un bout) raisonne-t-on encore sur la réalité concrète? Les physiciens semblent pouvoir répondre oui, et en donner la preuve: c’est qu’ils prévoient des phénomènes rigoureusement imprévisibles par tout autre moyen, et que l’expérience confirme leurs prévisions. Il est donc certain que les théories des champs répondent à une réalité très profonde de la nature.

Une unité qui se dérobe

Mais voici où l’on se sent perdu. J’ai dit que l’on connaît, dans la nature, quatre sortes de champs. Avec sa théorie de la relativité générale, Einstein avait montré, il y a plus d’un demi-siècle que deux de ces champs, le gravitationnel et l’électromagnétique ne sont pas indépendants. Et cependant, quoi qu’on ait fait jusqu’ici et en dépit de prodiges de profondeur et de sagacité, on n’a jamais réussi à unifier les deux théories de ces champs en une seule.

Quant aux deux autres, et sauf erreur de ma part, on n’a encore rien trouvé qui les rattache soit entre eux, soit avec les premiers. D’immenses recherches théoriques (dont, notamment, celles, en France, de M. André Lichnerowicz) laissent entrevoir, disent les spécialistes, l’espoir de l’unité qui se dérobe, mais cette unité, en 1972, n’existe pas encore, et nul, en fait, ne peut dire si elle existera jamais, du moins sur les bases actuelles.

Le nœud du problème

C’est ce que l’on appelle parfois l’échec de la physique, échec d’ailleurs glorieux, si c’en est un. À quoi correspond-il? À une incohérence réelle de la nature? Cela, à vrai dire, n’a guère de sens. La Nature, par son seul spectacle, nous donne la preuve de sa grandiose unité. Il ne saurait y avoir d’incohérence que là où il y a logique, et la logique est une fonction de la pensée. À une lacune ou une insuffisance des hypothèses de base de la physique? Si c’est le cas, ce serait bien déconcertant, car au fondement de la théorie des champs, il y a le principe d’égalité de l’action et de la réaction, qui apparaît à l’esprit comme une espèce d’évidence a priori, et l’on ne voit pas à quoi l’on pourrait se raccrocher s’il fallait y renoncer. La plupart des physiciens théoriciens estiment que le nœud du problème, c’est simplement sa difficulté: le labyrinthe est immense et son exploration ne fait que commencer. Les physiciens expérimentaux sont souvent beaucoup moins optimistes. Beaucoup pensent que les phénomènes impossibles à intégrer dans l’actuelle physique théorique se multiplieront inexorablement, jusqu’à ce qu’une nouvelle révolution semblable à celles que firent Einstein et Planck s’impose. Nos enfants (peut-être!) sauront qui a raison.■

Aimé Michel

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