La querelle des programmes
Chronique parue dans France Catholique − N° 1305 – 17 décembre 1971
Essayons de tirer les conclusions de la querelle sur les «mathématiques modernes» soulevée par notre confrère Science et Vie et dont nous nous sommes fait l’écho à deux reprises dans cette chronique.
Les réactions de nos lecteurs confirment le sondage de Science et Vie: parmi les lettres reçues ici, à ce jour, (une quinzaine) 80% expriment des craintes à peu près identiques à celles dont les deux prix Nobel de physique Kastler et Néel s’étaient faits les porte-parole. Résumons-les:
1. Même quand ils y «mordent», ce qui est souvent le cas, les enfants ne comprennent pas l’usage de ce qu’on leur enseigne. Ils le considèrent comme un jeu sans relation avec le concret. Mieux ils y mordent et plus leur esprit se tourne vers l’abstraction. On se souvient que Kastler et Néel redoutaient même que cet enseignement non compensé de la démarche déductive n’aboutit à décourager les jeunes esprits scientifiques et à les détourner de la science.
2. Les arguments avancés par les avocats de la réforme impliquent une certaine définition des mathématiques, considérées par eux comme la démarche souveraine de la pensée. Cette définition implicite est naturellement récusée par leurs adversaires. Kastler en particulier a remarquablement développé l’idée d’une «pensée manuelle». Pour lui, celui qui ne sait rien faire de ses mains est un type particulier d’illettré: l’idée que les évidences abstraites sont la forme achevée de toute vérité est une illusion intellectualiste; les mathématiques, modernes ou non, ne sont un objet de pensée se suffisant à lui-même que pour le mathématicien. Pour l’homme de science, le technicien et le philosophe, elles sont et ne sont qu’un outil.
Celui qui sait quoi?
Particulièrement frappant est l’argument de ceux qui disent: «Que les mathématiciens fassent leurs mathématiques comme ils l’entendent, ainsi que nous faisons notre physique, ou tel autre travail. Et qu’ils veuillent bien nous accorder la liberté de dire nous-mêmes de quelles mathématiques nous avons besoin, sans vouloir imposer à chacun dès l’âge le plus tendre ce qui leur plaît à eux.»
Ce dernier argument va très loin. Il dépasse en portée le problème du programme des mathématiques dans nos lycées et pose celui de la contestation lycéenne, j’entends de la contestation en ce qu’elle peut avoir de justifiable et fondé.
Supposons en effet qu’il n’y ait d’autre expression possible de la vérité que le langage mathématique, que tout ce qui est vrai puisse par hypothèse s’exprimer mathématiquement, pourra-t-on légitimement refuser aux réformateurs le droit, et même le devoir de considérer leur tâche dans un esprit totalitaire? «Celui qui sait» (en l’occurrence le mathématicien) n’aura-t-il pas le droit (et le devoir) d’imposer son programme sans tenir compte des arguments de «celui qui ne sait pas»?
Mais descendons de ces hauteurs, où l’on ne peut se percher qu’au prix d’une pétition de principe. Car il faut poser la question: celui qui sait quoi? Tous les savants savent. Mais chacun dans son domaine. S’il existe un «savoir manuel», comment le mathématicien en sera-t-il averti? Et si, voyant des mathématiques dans toutes les sciences, il se prend à croire qu’elles en sont la substantifique moelle, qu’est-ce donc qui pourra l’en désabuser?
Cette querelle sans issue conduit donc à s’interroger sur le principe même du programme, et c’est là que nous en venons à la contestation. Car s’il est certain que l’enfant doit être instruit, peut-être devrait-on enfin se demander en vue de quoi. On n’échappe pas à la désagréable impression que, dans cette querelle des programmes, l’enfant est l’enjeu de diverses écoles de pensée qui chacune ont leur idéal prototype d’adulte sur le modèle duquel il faut, bon gré mal gré, modeler l’enfant.
Diable! Il y aurait peut-être lieu, dans ce cas, d’appeler au plus tôt, muni de sa fameuse moulinette, Jean-Christophe Averty au ministère de l’Éducation nationale. Nos enfants pourraient être ainsi saucissonnés, à la demande, sur le moule Lichnerowicz ou sur le moule Kastler. Certes, nous savons bien que les agitateurs du lycée Montaigne et d’ailleurs n’ont pas de si nobles soucis. Mais trouveraient-ils une si fâcheuse audience s’il n’existait obscurément parmi les lycéens un certain vertige diffus? Revenons à la querelle des programmes mathématiques. Il est remarquable que les deux lettres favorables à la réforme que nous avons reçues émanent toutes deux de mathématiciens. Nous publions la plus argumentée dans notre courrier (page 2). Les lecteurs qui nous ont écrit pour dire qu’ils partagent notre appréhension sont des ingénieurs, des chercheurs et aussi des professeurs de mathématiques.
On nous permettra d’emprunter notre conclusion à l’un des plus grands mathématiciens de ce siècle, Norbert Wiener[1] le créateur (entre autres choses) de la cybernétique.
‒ L’ordinateur, dit-il, est plus rapide et plus uniforme… Il peut faire en un jour le travail d’un an d’une équipe de calculateurs humains. (N.B.: On a fait mieux depuis, ce livre datant de 1964, année de la mort de Wiener.) Mais d’un autre côté, poursuit-il, l’homme marque certains avantages non négligeables (…). Le principal de ces avantages semble être sa capacité de manipuler les idées vagues, encore imparfaitement définies. Aux prises avec ces sortes d’idées, l’ordinateur (…) est à peu près incapable de se programmer lui-même. Quand il compose des poèmes, des romans, des tableaux, le cerveau humain se montre parfaitement capable de manipuler un matériel que tout ordinateur serait obligé de rejeter comme informe.
L’esprit des mathématiciens
Mais la vraie raison, la raison profonde de la querelle qui s’est élevée entre les savants et les mathématiciens, peut-être est-ce la psychologie qui va nous la livrer.
L’Américaine Anne Roe[2], confirmée ensuite par L. Hudson, F. A. Haddon, H. Lytton et autres, a en effet montré, par une étude approfondie des plus grands savants américains, que l’esprit des mathématiciens fonctionne, non comme celui des physiciens, chimistes, ingénieurs, etc. mais bien comme celui des anthropologues, des psychologues et même des poètes! Le savent-ils, ceux qui prennent les décisions pédagogiques en écoutant les uns et les autres?
Aimé Michel
Notes:
(1) Norbert Wiener: God and Golem, Incorporated (MIT Press, 1964, dernière édition en 1969).
(2) On trouvera une analyse approfondie de ce problème dans: P. E. Vernon et al.: Creativity (Penguin Modern Psychology Readings, 1970).