La «méthode globale» mise en question

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La «méthode globale» mise en question

Chronique parue dans France Catholique − N° 1299 – 5 novembre 1971

 

L’écriture est la science des ânes, proclament les prétentieux et les négligents pour se justifier de ne pas former leurs lettres. Peut-être verra-t-on dans un proche avenir cet aphorisme s’appliquer aussi à la lecture. C’est ce qui menace les sociétés évoluées où la «méthode globale» en honneur est, comme l’explique dans cet article Aimé Michel, responsable d’une inquiétante régression de l’instruction élémentaire.

On était au moins en droit d’attendre de nos réformateurs qu’ils feraient aussi bien que ce qu’ils détruisent. En particulier, on pouvait espérer que la réforme des mathématiques faciliterait la pédagogie de la science et de la technologie et préparerait mieux les étudiants au monde moderne. Comme nous l’avons vu dans une précédente chronique précédente chronique[1], les plus grands savants français déclarent le contraire: la réforme de l’enseignement mathématique risque, selon les prix Nobel français, de tarir le renouvellement de nos chercheurs et de nos techniciens, ce qui, on l’avouera, serait un comble!

L’autre cheval de bataille des réformateurs qui, celui-là, agite ses sabots dans les écoles primaires, c’est la «méthode globale». Jusqu’ici, les polémiques autour de cette méthode, quoique alarmantes, étaient de nature surtout académique[2]. Aux arguments qui s’opposaient, on pouvait toujours reprocher de ne raisonner que sur des faits de laboratoire et des idées théoriques: il leur manquait l’éloquence du résultat. La méthode globale étant une méthode d’enseignement de la lecture, la question est simple et claire: apprend-on mieux à lire avec elle qu’avec la méthode syllabique employée jusqu’alors?

Un verdict accablant

Le verdict, le voici: il est accablant.

La méthode globale fut introduite aux États-Unis au cours des années 30.

Les pédagogues américains, soucieux de juger de l’arbre à ses fruits, procédèrent alors dans leurs écoles à des bilans statistiques avec, notamment, le test d’intelligence de Binet-Stanford. Ce test comportant des épreuves standard de lecture, on possède, dûment chiffrés, les résultats obtenus dans les écoles primaires américaines à cette époque. Il suffit, pour comparer, de faire subir maintenant aux élèves des mêmes écoles primaires exactement le même test.

Ce qui vient d’être fait en Californie. Résultat: les enfants américains de 1970 lisent à douze ans comme les enfants américains de 1937 à dix ans. Il s’agit, soulignons-le, d’une moyenne, non de cas particuliers choisis en vue d’une démonstration quelconque.

Les éducateurs américains ont voulu être sûrs que la cause de cet effondrement était bien la méthode globale. Ils ont donc procédé à une enquête approfondie sur les circonstances et concomitances de l’effondrement constaté. Leurs expériences ont mis en relief deux catégories de concomitances:

1. L’influence de la télévision. Les enfants, jadis, avaient envie d’apprendre à lire parce qu’ils avaient envie de lire. La télévision satisfait leur goût de l’imaginaire sans leur demander aucun effort.

2. La psychanalyse freudienne vulgarisée dans les familles par des best-sellers comme le livre du docteur Spock où l’on explique aux parents que l’enfant est horriblement menacé de «traumatismes» et de «complexes» si on lui impose le moindre effort ou la moindre contrainte. (On sait que les Européens sont toujours choqués par les manières des petits Américains et le laisser-aller où ils grandissent.)

Ces deux causes suffisent-elles à expliquer la dramatique progression de l’analphabétisation dans le pays le plus avancé du monde?

Remarquons d’abord que la méthode globale agit dans le même sens que ces deux causes. Comme la télévision, elle tend à remplacer l’abstraction de l’analyse syllabique par l’image; et comme la psychanalyse, elle flatte les tendances de l’enfant à la vision synthétique et sa répugnance à l’analyse. En fait, les trois causes concourent à un même effet, celui d’enfoncer l’enfant dans sa condition infantile en retardant ses premiers contacts avec les structures rationnelles. Elles encouragent ses tendances à la subjectivité et à l’irrationalisme.

Reviendrons-nous à l’idéogramme?

Cependant, ceci n’est qu’un raisonnement «a priori». La preuve expérimentale, bien plus convaincante, a été administrée par un psychologue de l’Université de Pennsylvanie, le docteur Paul Rozin. Rozin a tout simplement appris à des enfants profondément dyslexiques la lecture du chinois, ou plus exactement de l’anglais écrit en chinois[3]. Le chinois, comme on sait, est idéographique, c’est-à-dire qu’il écrit l’idée, non le son. Et sa lecture est par excellence une lecture globale. Les enfants y sont très bien arrivés. Mais leur dyslexie s’est montrée irréductible à l’égard de l’anglais enseigné par la méthode globale. La conclusion est évidente: cette méthode est un leurre et le restera tant que l’on écrira l’anglais (et toutes les langues occidentales) avec un alphabet.

Si l’on renonce à la méthode syllabique, il faut donc revenir à l’idéogramme: allons, un petit effort, messieurs les Réformateurs, il ne s’agit que d’un retour de trois mille ans en arrière, aux hiéroglyphes égyptiens et aux cunéiformes babyloniens.

Au fait, quelqu’un de ces réformateurs s’est-il demandé pourquoi les civilisations les plus primitives ont toujours commencé par la méthode globale et progressé ensuite vers la méthode syllabique. Et pourquoi l’invention de l’alphabet avantagea tellement les Sémites et les Grecs que leurs civilisations respectives ont ensemble conquis l’univers? Mais il ne sert à rien de poser ces questions et mille autres semblables. La méthode globale, comme l’enseignement des ensembles, c’est l’expression d’une mentalité. Et cela ne se discute pas.■

Aimé Michel

Notes:

(1) Voir France Catholique, n°1295, du 8 octobre 1971.

(2) La discussion la plus approfondie se trouve dans le livre de François Richaudeau: la Lisibilité (CEPL, 114, Paris, IXe, 1969). On verra dans cette remarquable étude que Richaudeau a parfaitement vu l’indissolubilité de la lecture globale et de l’écriture idéographique.

(3) Science et Vie, septembre 1971.

 

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