Une aberration pédagogique: les mathématiques modernes
Chronique parue dans France Catholique − N° 1295 – 8 octobre 1971
Mathématiques modernes. Il est permis d’en débattre: partisans et opposants s’affrontent. Aimé Michel se range parmi ces derniers. Il explique pourquoi.
Quand, il y a quelques années, les papas commencèrent d’entendre leurs enfants entrés en 6e annoncer que «zéro est un ensemble vide» et qu’«un ensemble à un seul élément représente l’unité», ils éprouvèrent une petite inquiétude. S’ils avaient fait des études scientifiques, ils s’efforcèrent généralement de lire le livre où s’étudiaient ces obscures évidences, et alors, le plus souvent, l’inquiétude se muait en panique. Le papa rétrograde trouvait à chaque ligne une objection dont il tentait vainement de se dépêtrer.
«Comment diable (se demandait-il par exemple) peut-on écrire qu’«un ensemble à un seul élément représente l’unité»? Si je ne sais pas d’abord ce qu’est l’unité, comment puis-je savoir que l’ensemble en question ne compte qu’un élément? Et même, comment puis-je nommer un ensemble et le distinguer de n’importe quoi d’autre, par exemple deux ensembles?
Car l’expérience montre…
S’il en avait le temps et le courage, le papa rétrograde allait alors demander au maître de son fils de l’éclairer un peu, si c’était possible. Le maître lui répondait le plus souvent ce qu’on lui avait dit à lui-même qu’il s’agissait des mathématiques «modernes» exigées par les nouveaux programmes, que ces mathématiques-là assuraient un fondement commun aux mathématiques proprement dites et à la logique, que par conséquent elles apprenaient aux enfants à raisonner, qu’elles pourvoyaient une éducation intellectuelle révolutionnaire dans le sens de la rigueur, qu’il n’y avait pas à s’inquiéter «car l’expérience montre que les enfants y mordent très bien», et qu’enfin c’était le préalable indispensable à toutes les futures carrières scientifiques, techniques et économiques.
Parfois aussi, il est vrai, le maître accordait que lui-même trouvait cela «complètement idiot, mais que voulez-vous, je suis payé pour l’enseigner». Pour rassurer le père, il ajoutait le plus souvent que. «les auteurs des nouveaux programmes devaient savoir ce qu’ils faisaient.» Eh bien, il semble que non. Aussi incroyable que cela paraisse, les plus hautes compétences scientifiques de notre pays en sont au même point que les papas rétrogrades, elles trouvent cela complètement idiot, dangereux intellectuellement, et même franchement nuisible, ainsi qu’en témoigne une remarquable enquête de Renaud de la Taille que vient de publier Science et Vie[1]. Écoutons le professeur Kastler, qui pour sa découverte du pompage optique (d’où est sorti, entre autres choses, le laser), reçut le prix Nobel en 1966:
‒ À une époque où les sciences et les techniques déterminent le développement des nations modernes, notre enseignement scientifique, au niveau du lycée s’est atrophié et s’oriente de plus en plus vers une présentation abstraite déconnectée du monde réel […] les déficiences, hélas! traditionnelles, se sont trouvées aggravées par l’introduction des «mathématiques modernes». L’accent y est mis trop tôt, et de façon trop exclusive, sur le raisonnement logique de caractère abstrait. Lorsque les défenseurs de cette réforme prétendent que «la géométrie est une discipline académique que l’on n’utilise plus dès la sortie du lycée», cela prouve tout simplement que ces promoteurs d’un enseignement abstrait ont perdu tout contact avec le monde réel. L’ignorance un peu méprisante des sciences expérimentales et de leur histoire, le snobisme antitechnique, le dédain pour le travail manuel qu’on rencontre chez de trop nombreux intellectuels de ce pays ne sont pas une marque de culture, mais la manifestation d’une regrettable étroitesse d’esprit. […] En vérité nous devrions rejeter de notre enseignement tout ce qui est formation cérébrale exclusive et unilatérale, et préparer un enseignement qui joue sur la relation intime entre l’habileté manuelle, l’acuité des sens, le goût de l’expérimentation et les aptitudes intellectuelles.
Cette indigeste bouillie
L’autre grand nom de la physique française contemporaine est le professeur Louis Néel, lui aussi prix Nobel, éminent spécialiste du magnétisme.
‒ Les nouveaux programmes de mathématiques, dit-il de même, visent à développer le goût des raisonnements abstraits et de la logique déductive. Pour former des physiciens et des ingénieurs, il faut au contraire développer l’esprit d’observation, l’intuition, la logique inductive […]. Il faut aussi craindre que des mathématiques trop abstraites n’apparaissent aux jeunes gens, à l’esprit tourné vers les réalités concrètes, que comme un jeu stérile, comme des raisonnements scolastiques adaptés au goût du jour et, finalement, ne les détournent des disciplines scientifiques. On verrait ainsi se tarir le recrutement des Universités scientifiques et des grandes Écoles.
Non seulement donc, les mathématiques modernes ne préparent nullement l’esprit aux activités scientifiques et techniques, mais elles l’en détournent! Un astronome de renommée internationale nous avouait d’ailleurs sans façon, après avoir feuilleté les livres de ses enfants, que jamais il ne serait devenu un scientifique s’il avait dû préalablement absorber cette indigeste bouillie.
Comme il est hors de question que les esprits littéraires y trouvent leur profit, à quoi auront donc servi les mathématiques modernes si elles font barrage aux esprits concrets et expérimentaux sans lesquels il n’y a pas de science? À tarir le recrutement scientifique, comme le prévoit Néel. À fabriquer dispendieusement des générations de raisonneurs analphabètes inutiles à la cité, qu’elle soit d’ailleurs libérale ou socialiste: les Russes éprouvent en ce moment toutes sortes de difficultés avec leurs premiers ingénieurs formés aux mathématiques «modernes» et souvent incapables d’acquérir le savoir-faire concret de leur profession.
Quand ils auront appris ces mathématiques sans usages ils n’auront plus qu’à apprendre aussi, s’ils en sont encore capables, les mathématiques «anciennes», celles qu’utilisèrent Kepler, Newton, Maxwell, Einstein. Et s’ils ne peuvent pas, ils auront toujours la possibilité d’aller grossir les immenses promotions de sociologues et de psychologues, et contester (non sans raison!) la société imbécile qui les aura fabriqués à grande peine pour eux et à grands frais pour elle. Est-ce là ce que l’on veut?■
Aimé Michel
Note:
(1) Science et Vie, septembre 1971, p. 47