L’antipsychiatre et la boutonnière

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L’antipsychiatre et la boutonnière

Chronique parue dans France Catholique − N° 1278 – 11 juin 1971

 

Dans une ville italienne, un fou réputé dangereux est enfermé: aventure banale s’il en fut, surtout par le temps qui court. Mais le directeur de l’hôpital psychiatrique est un tenant de ce qu’on appelle maintenant l’«antipsychiatrie». Il estime que les schizophrènes sont des gens normaux qui récusent valablement, précisément parce qu’ils sont normaux, une société qui, elle, ne l’est pas. Il déclare que son client n’a rien de pathologique, il signe sa libération et le renvoie dans ses foyers.

Voilà un psychiatre compréhensif. Que nous sommes loin de la psychiatrie de papa, avec cellule, camisole de force et électrochoc! «Rentrez chez vous, mon bon monsieur, vous êtes parfaitement normal, c’est la société bourgeoise qui est absurde.» Le bon monsieur rentre chez lui et, sans attendre, trucide très proprement son épouse. Scandale. Enquête. Exclusion du psychiatre. Exclusion discrète et honorable: l’éminent spécialiste de la santé mentale continuera simplement à exercer ses talents ailleurs.

Sur ce, polémique dans la presse italienne et internationale. «Eh quoi! disent certains médecins, il arrive à tout le monde de se tromper. Le psychiatre italien a porté sur son malade un diagnostic erroné: que celui qui n’a jamais commis d’erreur lui jette la première pierre!»

Le praticien déterminé

Jusque-là, l’affaire (dont la presse française s’est récemment fait l’écho) ne sort pas de l’ordinaire. Elle relève apparemment de l’erreur clinique. L’épouse, certes, s’est fait trucider. Mais, techniquement, cette erreur est de même nature que l’inévitable pince périodiquement oubliée par le chirurgien dans le ventre d’un malade et qui fait la joie des journalistes et des chansonniers.

Seulement, cette fois, les choses se présentent différemment: le psychiatre italien, loin d’admettre la faute professionnelle, se débat comme un beau diable. Il réplique dans la presse italienne. Il envoie au Monde, qui avait publié un dossier de l’affaire, une longue lettre de protestation que celui-ci publie. Son argumentation, que je résume ici en la rendant moins ésotérique sans la trahir, ne fait aucune concession: «Erreur clinique, même excusable? pas du tout. Je récuse cette interprétation. Il n’y a pas eu erreur. Cet homme n’avait rien à faire dans un hôpital psychiatrique. La société n’avait aucun droit de l’enfermer. Je n’ai fait que mon devoir en le libérant. Son internement n’était pas un acte thérapeutique, mais un acte sociologique, ou socio-politique.»

Et de citer Laing, non pas exactement pour s’en déclarer le disciple, mais pour prendre à son compte les analyses et les thèmes essentiels de l’antipsychiatrie.

L’homme moderne crève sous le poids de siècles d’endoctrinements et de conformismes sociaux. Ce poids nous oppresse, nous agresse, nous accuse, nous enferme dans l’absurde carcan du «normal» et de «l’anormal». La société exerce sur nos instincts les plus légitimes sa répression (mot clé, pensée émue pour Marcuse, le théoricien de la répression et de la sur-répression, pourquoi lésiner). Elle nous impose un mode de vie dans le cadre duquel il y a «ce qui se fait» et «ce qui ne se fait pas», toute une tyrannie qui nous conditionne (deuxième mot clé, pensée émue pour Pavlov que l’on n’a jamais lu ou auquel on n’a rien compris, parce que pour lire Pavlov il faut connaitre la neurophysiologie), qui nous accoutume à la passivité, bref, qui nous aliène (troisième mot clé, royal celui-là, référence à la psychanalyse politicienne où nos petits maîtres ignares et trop paresseux pour s’instruire trouvent au prix d’un peu de pathos le facile substitut d’une science qui, elle, exigerait des études). Bref, loin de plaider coupable, notre psychiatre se fait accusateur. Et le bon public, toujours gogo, de se ruer avidement sur les maîtres brusquement révélés de cette délicieuse anti-psychiatrie qui libère les fous et jette aux poubelles de l’histoire les ennuyeuses épouses au couteau dans le ventre, qui étaient sûrement des complices de la réaction et qui n’ont donc que ce qu’elles méritaient: R. D. Laing, Gregory Bateson et, pourquoi pas? Alan W. Watts, le prophète de la «Joyeuse Cosmologie».

Que disent-ils, ces nouveaux gourous? Que la prétendue «folie» n’est qu’un salutaire «pèlerinage» vers la «rédemption» et la «purification». Dans un monde qui, lui, est authentiquement fou, le schizophrène n’a que le tort d’être un individu normal, un homme fidèle à son âme et qui, donc (très important le donc), est acculé à se détacher de son groupe et à en répudier les règles de vie.

Et Gregory Bateson: «Il semble qu’une fois prisonnier de sa psychose, le malade ait un parcours à accomplir. Il est en quelque sorte embarqué pour un voyage d’exploration qui ne sera terminé qu’avec son retour au monde normal, où il rentre avec des vues différentes de celles des gens qui n’ont jamais fait ce voyage.»

C’est un fait, et il faut l’avouer: l’épouse trucidée par le «pèlerin» avait sur ce couteau qu’il lui mit dans le ventre des vues obstinément différentes de celles de son époux, revenu, lui, «magnifié et clairvoyant» du cabanon où les agents de la répression l’avaient indignement jeté.

Éloge de la folie

Eh bien, merci, messieurs les antipsychiatres. Merci pour cette lumière que vous jetez sur notre ignominie d’hommes normaux horriblement attardés. Certes, votre lumière nous embarrasse un peu. Nous voyons bien clairement, grâce à vous, que l’on ne saurait être sain d’esprit à moins que d’être dingo. Ce que -nous voyons moins clairement, c’est le moyen de le devenir, j’entends dingo. Devons-nous entreprendre d’ouvrir des boutonnières dans l’épigastre conjugal? Devons-nous lire les œuvres complètes du Dr Laing, celles de Freud et de Marcuse? S’il vous plaît, n’y a-t-il pas d’autres recettes pour les faibles?

Mais trêve de facéties, quoique ces messieurs soient drôles. Avec l’antipsychiatrie, la boucle est bouclée. Dans son livre magistral (dont nous avons rendu compte), le grand psychiatre canadien Ellenberger avait montré que les théories psychanalytiques étaient nées des maladies mentales de leurs auteurs Avec le fruit de leurs dérangements cérébraux, leurs disciples ont, un demi- siècle, «soigné» les fous, nos frères. Et maintenant ‒ à croire que les fous viendraient à manquer, ce que je n’avais pas remarqué? ils nous reprochent aigrement de n’être pas fous nous-mêmes. Allons, allons, du calme, cela peut s’arranger. Si nous ne sommes pas assez fous, mes bons maîtres, c’est bien simple: vous n’avez qu’à retourner parmi les vôtres.■

Aimé Michel

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