Matière et mémoire 1971
Chronique parue dans France Catholique − N° 1255 – 1 janvier 1971
La mémoire est-elle un phénomène moléculaire? Si oui, faut-il donc admettre qu’elle ne relève pas de notre esprit? C’est ce que pensent certains biologistes d’aujourd’hui qui retrouvent ici l’intuition des mystiques pour qui l’esprit est «là ou plus rien ne change».
Je cherche un nom. Je l’ai sur le bout de la langue – ou plutôt, non, je sens, là, quelque part dans un coin de ma pensée, à la fois présent et absent, comme un objet après lequel la main tâtonne dans l’ombre. Étrange, et pourtant quotidienne expérience! Ce nom que je sais et je ne peux me rappeler où est-il avant de surgir enfin dans ma conscience? Est-il même quelque part?
Ne nous payons pas de facilités. Ne nous imaginons pas avoir donné une réponse satisfaisante ou même seulement significative, quand nous aurons nommé la «mémoire», l’»inconscient» ou tel autre deus ex machina. Quand un fait est stocké dans une mémoire artificielle, nous savons exactement où et comment. Nous savons même l’extraire sous la forme d’une carte ou d’une bande, ou d’un dispositif cristallin, le mettre dans une valise, l’expédier par la poste, le vendre en contrebande. C’est clair et concret, dans la mesure, il vrai, où les choses concrètes sont claires.
Dans la nuit du cerveau
Mais notre mémoire à nous fonctionne-t-elle sur le même principe? Que de raisons d’en douter! Si nos souvenirs étaient matériellement stockés comme une véritable trace magnétique sur la bande, comment le temps, par exemple, ou la passion, ou le rêve, pourraient-ils leur imposer ces subtils déguisements, ces bizarres métamorphoses que l’on est toujours surpris de découvrir quand il leur advient d’être confrontés aux faits? On concevrait la dégradation, mais la transformation?
Vieilles questions, on le sait, et que les recherches actuelles rendent plus obscures encore. Fidèles par méthode, au principe d’objectivité, les physiologistes bornent volontairement leur curiosité aux concomitances matérielles, observables, des divers processus de la mémoire. Ils ont ainsi découvert que les synapses de la cellule nerveuse (sir John Eccles), et certaines molécules chimiques propres à l’être vivant (H. Hydén) jouent un rôle essentiel dans le stockage des souvenirs.
Les recherches de Hydén et de son école sont celles qui donnent le plus à réfléchir. Elles sont basées sur des microdosages chimiques opérés à l’intérieur de la cellule nerveuse, le neurone. On arrive, moyennant des dispositifs d’une finesse et d’une ingéniosité fantastiques, à doser les substances qui participent à la vie de la cellule.
En 1958, Hydén découvre que la teneur du neurone en acide ribonucléique (ARN) varie avec son activité physiologique, baissant dans les neurones inactifs, croissant dans les neurones activés. Mais les mots actifs, inactifs, précis au niveau du neurone isolé, ne nous disent rien sur la nature de l’activité globale de la masse des neurones dans le cerveau, celle qui supporte les fonctions psychologiques. À quel travail exact du cerveau, et au-dessus de lui, de la pensée, correspondent ces variations de la teneur en ARN?
Une série d’admirables expériences (qui se poursuivent encore) vont peu à peu le préciser, et en même temps faire surgir des problèmes dont quelques-uns seulement sont peut-être résolus.
En étudiant l’ARN d’un animal soumis à un apprentissage, Hydén et ses élèves remarquent que les neurones directement intéressés à cette tâche se surdosent en ARN, cependant que les cellules de la névroglie (qui forment le tissu au sein duquel sont disposés les neurones) diminuent parallèlement leur teneur en ARN. On aura remarqué le mot apprentissage: nous voici à la mémoire. L’animal qui apprend un comportement spécifique stocke certains souvenirs psychologiques et comportementaux. D’où la question: les souvenirs sont-ils stockés dans l’ARN? Hydén et ses disciples le croient, sous une forme à vrai dire très prudente qui ne parle pas de «stockage des souvenirs»: le mot «souvenir» n’a pas de signification physiologique. Mais leur théorie n’en porte pas moins le nom de «mémoire moléculaire».
Les expériences les plus spectaculaires (et les plus controversées) sont ici celles de McConnell sur les planaires, petits vers plats ayant la propriété de régénérer toute partie mutilée de leur corps. Si l’on coupe une planaire en deux ou même en quatre, chaque morceau régénère une planaire tout entière.
Livrons-nous, avec McConnell, au petit jeu suivant: 1. On apprend quelque chose à une planaire, par exemple à réagir d’une certaine façon à une stimulation quelconque; 2. Quand la planaire a bien «compris» et qu’elle réagit à tout coup comme on lui a appris, on la coupe en deux, et on laisse chaque moitié régénérer une planaire entière; 3. On fait passer aux deux planaires régénérées l’examen auquel la planaire primitive réussissait au terme de son apprentissage.
Résultat de l’expérience: les deux planaires réussissent à l’examen (plus exactement elles apprennent très vite à le passer). Le souvenir, un souvenir, est resté.
Compliquons le petit jeu: 1. Nous coupons notre planaire en deux; 2. Nous laissons les deux morceaux se régénérer; 3. Nous coupons en deux les deux planaires ainsi obtenues exactement là où la première avait été elle-même sectionnée; 4. Nous laissons régénérer. On comprendra que sur les quatre planaires ainsi obtenues, deux n’ont anatomiquement plus rien de la planaire primitive. Et, cependant, le souvenir subsiste! Dernière expérience, fondée sur le fait que les planaires se mangent volontiers entre elles. McConnell «éduque» une planaire, la passe à la moulinette (on dit plus scientifiquement qu’il en fait un broyat) et donne le résultat à manger à d’autres planaires non éduquées. Résultat le conditionnement est transmis. C’est du moins ce qu’affirment McConnell et de nombreux expérimentateurs, cependant que d’autres disent ne pas obtenir ce résultat. La controverse en est là au moment où j’écris ces lignes.
Expliquer? Non: interroger
Quelle que soit la conclusion à laquelle aboutiront les biologistes, un fait semble déjà acquis: le corps joue un rôle dans le stockage des souvenirs, mais ce rôle est plus compliqué qu’on ne croyait naguère, du temps par exemple où Bergson écrivait «Matière et Mémoire». On peut changer de corps et garder ses souvenirs, du moins si l’on est une planaire! Encore faut-il préciser ce que signifie cette expression «changer de corps». La planaire résultant d’une double régénération peut n’avoir plus rien anatomiquement de la planaire primitive: sa structure génétique n’en est pas moins la même. Cependant, et bien que les souvenirs acquis ne s’inscrivent pas dans les gènes (c’est la querelle perdue par Lyssenko), ces souvenirs sont transmis. Par quoi le sont-ils? Hydén et son école ont-ils raison? La mémoire est-elle un phénomène moléculaire? Notre mémoire est-elle d’ailleurs de même nature que celle des planaires? Si oui, faut-il donc admettre qu’elle ne relève pas de notre esprit? (C’est ce que dit Gordon Creighton, et avant lui certains mystiques qui situent l’esprit «là où plus rien ne change».)
Sinon, où, dans le monde animal, se situe le changement de nature? Immenses questions égales à la présomption de ceux qui croient trouver dans la science une «explication» des choses. La science fait mieux qu’expliquer: elle interroge. Elle est la propédeutique au mystère.■
Aimé Michel
Bibliographie: Chauvin et collaborateurs: la Biologie volume Il, article Mémoire (CEPL, Paris, 1970).