Pourquoi vieillit-on?

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Pourquoi vieillit-on?

Chronique parue dans France Catholique − N° 1420 − 1 mars 1974

 

Le 6 février 1721 naquit à Lübeck un garçon du nom de Heinrich Heineckein. À dix mois, il parlait à peu près couramment sa langue natale (l’allemand). À quinze mois, il commençait ses études. À deux ans, il apprenait le latin et le français. À trois ans et quelques mois, il fut présenté à la cour de Danemark. Outre l’allemand, il parlait le latin et le français et montrait une étonnante connaissance de l’histoire, en particulier celle des dynasties royales. Il mourut à quatre ans et demi[1].

On connaît de nombreux cas historiques de telles existences apparemment accélérées, attribuables à diverses maladies. La progérie, par exemple, est une sorte de nanisme donnant à l’enfant l’apparence d’un petit vieillard. Ses processus vitaux se déroulent à une vitesse effrayante et il meurt prématurément[2].

La progérie (de deux mots grecs signifiant «vieillesse, prématurément») est une maladie dégénérative congénitale. Dans le cas du syndrome de Werner, le vieillissement galopant peut frapper brutalement l’adulte, les dents tombent, les cheveux blanchissent, la peau se ride, les yeux, les muscles, le cœur, l’organisme entier parcourent à une vitesse effrayante les saisons de la vie.

Il s’agit d’une maladie héréditaire rare sauf en Sardaigne et au Japon où elle peut atteindre un individu sur 3000 naissances en raison de la fréquence des mariages consanguins. Dans 90% des cas, elle résulte de mutations d’un gène spécifique (appelé WRN) découvert par des chercheurs japonais (Yu et al., Science, 272: 258-262, 1996). Les enfants d’un patient atteint sont porteurs du gène muté mais ne déclarent généralement pas la maladie, car il est peu probable qu’ils se marient à un autre porteur. Ce gène WRN code une enzyme de la famille des hélicases impliquée dans la réplication de l’ADN, dans la réparation de certains dommages subis par l’ADN et dans la transcription de certains gènes. Les hélicases sont capables d’écarter les deux brins de la double hélice d’ADN en rompant les liaisons hydrogènes entre les bases nucléiques; le dysfonctionnement de ces enzymes provoquent une instabilité du génome.

Le temps ne peut suspendre son vol

Devant ces étranges distorsions du temps de la vie, le biologiste ne peut échapper à des questions qui dépassent la biologie: si le vieillissement accéléré est une maladie, le vieillissement tout court, qui nous parait chose inéluctable et naturelle, n’en serait-il pas une lui aussi? Pourquoi un même phénomène serait-il pathologique ou normal selon la vitesse à laquelle il se déroule? Si certains facteurs biologiques accidentels peuvent l’accélérer, pourquoi des facteurs différents ne le ralentiraient pas? Pourquoi même ne pourrait-on pas supprimer purement et simplement les effets de l’âge?

Questions à première vue exorbitantes, toute la sagesse humaine étant une méditation sur les effets inexorables du temps: «Un matin en s’éveillant, il trouva le ciel moins bleu, les fleurs moins odorantes et les femmes moins belles, et il comprit qu’il était vieux», lit-on déjà dans la plus vieille épopée du monde, composée il y a quatre mille ans, par Gilgamesh. L’idée que le temps puisse suspendre son vol nous parait aberrante, contraire à une observation universelle.

Et cependant, la nature elle-même nous donne des exemples patents d’immortalité. Les êtres les plus primitifs, ceux qui se multiplient en se divisant, ne meurent que d’accident. Certains arbres, certains poissons grandissent jusqu’à leur mort. Il est vrai qu’ils meurent probablement de gigantisme, comme les séquoias ou les grands eucalyptus australiens.

Nous-mêmes, si tourmentés par notre condition mortelle, nous ne pensons jamais que nous portons en nous une vie presque aussi ancienne que la terre, et qu’entre notre corps menacé et l’origine de la vie, le fil ne fut jamais rompu! À telle seconde précise, il y a un milliard d’années, vivait un être, et un seul, qui fut mon ancêtre en lignée paternelle (ou maternelle). S’il n’avait pas eu l’obstination et l’habileté de survivre jusqu’après s’être reproduit, je ne serais pas là.

Quelque chose donc, à travers nos corps éphémères, et même au regard du plus matérialiste, postule inlassablement à l’immortalité. Entre parenthèses, ce quelque chose détient maintenant pour la première fois le pouvoir de se suicider: c’est en quoi la condition humaine depuis vingt-cinq ans, a ajouté à la vie une liberté totalement nouvelle.

Revenons au vieillissement, que ces remarques dépouillent quelque peu de son caractère métaphysique, ou plutôt à quoi elles ajoutent une dimension purement physique. La pathologie du vieillissement montre qu’il est gouverné par des mécanismes matériels.

Le Congrès de gérontologie qui s’est tenu à Paris en décembre dernier sous l’égide de l’INSERM permet de proposer un premier bilan théorique et expérimental. Expérimental: en 1961, Léonard Hayflick montrait que les cellules en culture ne se divisent qu’un nombre limité de fois; des cellules apparemment identiques (puisqu’elles se perpétuent en reproduisant leur image par scissiparité) peuvent donc être «jeunes» ou «vieilles»; et ce qui est remarquable, c’est que le nombre des reproductions baisse d’autant plus que l’âge de l’individu sur lequel ces cellules sont prélevées est plus avancé. Il existerait donc un potentiel de division cellulaire qui décroîtrait avec l’âge.

Particulièrement frappantes sont sur ce point les expériences du Suédois J. Ponten, d’Uppsala, sur des cellules provenant de 80 cerveaux humains d’accidentés de la route et montrant de façon semble-t-il définitive que la baisse du potentiel de division est bien fonction de l’âge. Les propriétés de la cellule vivante changent à mesure que le temps passe, bien que nous ne puissions encore dire précisément en quoi.

Plusieurs théories sont cependant avancées, qui suscitent à leur tour d’innombrables tentatives de vérification. En gros, on peut ramener ces théories à deux modèles.

La première est celle d’une programmation génétique: le vieillissement serait programmé dans le code génétique exactement comme les métamorphoses subies par le corps au cours de la croissance. Cette théorie se prête mal à l’expérimentation. De plus, comment cette programmation serait-elle transmise puisque le vieillissement intervient essentiellement après la reproduction?

La deuxième théorie suppose que, lors de leur reproduction, les cellules accumulent les erreurs à chaque division et s’éloignent ainsi peu à peu du modèle viable transmis dans le germe, de même qu’un message transmis mille fois de bouche à oreille finit par ne plus rien vouloir dire et donc par cesser d’être transmis.

 Du «pourquoi» aux «comment»

Des expériences très frappantes ont été rapportées au cours du colloque de décembre dernier, notamment par l’Anglais Colin Hughes et le Français Yves Courtois. Tous deux montrent que la membrane de la cellule subit en vieillissant des altérations qui gênent de plus en plus l’activité normale de celle-ci.

Il est difficile d’en dire plus sans entrer dans la technicité du sujet, où seuls les spécialistes savent de quoi ils parlent[3].■

Aimé Michel

Notes: 

(1) Robert Tocquet: les Hommes phénomènes (Productions de Paris, Paris 1961).

(2) Daniel Bergsma: Birth Defects, Atlas and Compendium (Williams and Wilkins, Baltimore); cf. la Recherche, N° 42, février 1974, p. 180, qui publie un article sur la progérie.

(3) Se reporter à l’article de la Recherche cité en note (2). Le colloque de décembre dernier publiera en outre ses comptes rendus.

 

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