Einstein, prophète de l’imprévisible

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Einstein, prophète de l’imprévisible

Chronique parue dans France Catholique − N° 1685 – 30 mars 1979

 

«Sur la plage battue par les vagues infinies du temps, j’ai seulement ramassé un caillou.»

Quelle prescience mit sous la plume de Newton cette phrase étrange, frémissante, comme le «silence éternel» de Pascal, mais où la prophétie se lit littérale? Un caillou: ein Stein

Einstein. Son nom fera rêver tant qu’il y aura des hommes. Il fut celui qui voulut expliquer l’univers par une seule loi, prenant à la lettre (sans y penser probablement car il ne croyait guère) les mots de la Genèse: «Faisons l’homme à notre image et ressemblance.» Pour lui, rien n’était inaccessible à la raison. La raison de l’homme retrouvait la raison divine. D’innombrables témoins de sa vie ont recueilli ses réflexions, mais je n’ai jamais lu qu’il eût de Dieu l’idée transcendante et indicible du Buisson Ardent et du Sinaï. Sa foi, c’était que rien n’est en soi incompréhensible: il suffit, pour comprendre, de réfléchir assez.

On sait qu’il mourut dans cette foi, bien qu’elle fût battue en brèche même par la science née de lui. Le XXe siècle est celui de la relativité (son œuvre), mais aussi celui des quanta (en partie également son œuvre). Or, la physique quantique – peu importe ici ce qu’elle est – introduit dans la science quelque chose d’infiniment nouveau, quelque chose que toute la science antérieure, depuis les Grecs jusqu’à la relativité (comprise), avait pour but d’exclure absolument: l’observateur.

La science classique, jusqu’à la découverte des quanta, est parfaitement définie par Laplace dans son Essai philosophique sur les Probabilités: le monde est une machine, car tout ce qui se produit en lui est l’œuvre de lois absolues et définies. Si certaines choses semblent se produire par hasard ou volonté c’est uniquement (dit Laplace) parce que nous ignorons les conditions initiales et une partie des lois de la nature. Mais les conditions existent à tout instant, quoiqu’elles échappent par leur nombre à notre esprit, et quant aux lois naturelles – les seules qui existent – nous les découvrons peu à peu. D’ailleurs, ajoute en substance Laplace, nous récupérons le hasard apparent, dû uniquement à notre ignorance provisoire, par la rigueur des lois de probabilité.

Einstein eut toute sa vie la même foi que Laplace. Et quand une autre physique se mit à dire le contraire, il affirma qu’il s’agissait d’une insuffisance passagère, qu’on trouverait autre chose pour se passer des quanta.

La foi de Laplace

Dans son livre Frontiers of time (les Frontières du temps), qui paraîtra, en français, dans quelques mois[1], l’éminent physicien américain Wheeler compare la croyance contemporaine au déterminisme à la croyance de la Renaissance à l’astrologie. Citant Jakob Burckhardt, il écrit: «L’éducation aussi bien que les Lumières furent impuissantes contre cette illusion… car elle se fondait sur l’autorité des anciens… et elle donnait satisfaction au fervent désir des hommes de connaître le futur

De même, la détermination philosophique donne cette illusion en faisant du monde une machine dont, certes, nous ne connaissons pas le futur, mais dont nous pourrions connaître le futur selon la foi de Laplace, si seulement nous pouvions embrasser les conditions initiales, malheureusement en nombre infini.

C’est un fait historique curieux que l’athéisme régnant dans les milieux «éclairés» de l’Empire romain à son apogée se fondait sur la croyance en une astrologie «scientifique». Tibère, par exemple, était atterré par ce que, les astres déterminant toute chose, il n’y avait aucune place dans l’économie universelle pour une quelconque action, providence ou présence divine. Pour cet empereur et pour l’establishment romain de son temps, la science (traduisez l’astrologie) avait totalement évacué la possibilité même du divin de l’horizon intellectuel, spirituel, philosophique. Oui, c’est un fait historique très curieux, car un physicien actuel comme M. Francis Perrin fonde son athéisme sur une croyance de même nature que celle de l’empereur romain: la science lui suffit, et la science exclut le divin. Mais il faut pour cela que cette science soit déterministe. M. Perrin n’ignore pas que la science n’est plus déterministe. Mais, comme Laplace, il pense que le déterminisme des grands nombres suffit. La statistique a pris le relais de l’astrologie[2].

C’est ici exactement que se situe le malentendu d’Einstein avec la science de son temps – le nôtre – dont il fut paradoxalement l’un des Prométhées.

Au fond de toute statistique, il y a le phénomène singulier. Il est peut-être vrai que tout ménage français a 2,71828 enfants (chiffre qui m’étonnerait beaucoup), mais la réalité est évidemment qu’on ne peut pas avoir 2,71828 enfants. C’est ce qu’a découvert la physique des quanta: tous les phénomènes sont discontinus. Quand on descend dans l’infiniment petit, arrive une dernière marche au-delà de laquelle toute statistique disparaît et où il n’y a plus que des événements singuliers. Et ce n’est pas le pire, car jusque-là, en somme, on comprend. Écoutons Wheeler, à propos de ces événements qui forment le tissu de la microphysique (et donc de toute physique):

Dans le monde réel de la physique quantique, aucun phénomène élémentaire n’est un phénomène tant qu’il n’est pas observé.

Aucun phénomène n’est phénomène tant qu’il n’est pas observé. Voilà qui est vite dit, mais comment faut-il entendre cette brève phrase? Donnons l’exemple classique, celui du photon. Le photon est un grain de lumière, dit-on depuis Einstein. Mais il n’est grain de lumière que quand on le reçoit sur le photorécepteur. Avant, il ne peut pas être un grain, car il se propage comme une onde. L’onde est donc perçue comme une onde? – Pas du tout. Quand elle est perçue, c’est toujours comme un grain, mais alors elle ne se propage plus. Nous avons donc un phénomène qui est une onde mais qui devient corpuscule quand il interagit? – Eh non, ce n’est pas cela non plus. Nous sommes en face d’une réalité qui défie notre raison, qui la défie si bien que certains physiciens (Bearden) ont proposé de modifier notre raison, ce qui évidemment est impossible.

Le phénomène qui défie notre entendement se laisse néanmoins calculer: il suffit d’en accepter les conditions sans les comprendre. Toute la physique, depuis Einstein, s’avance dans cette caverne obscure sans y voir goutte, conduite cependant par un calcul qui, jusqu’ici, n’a été mis en défaut par aucune expérience. La voilà maintenant à la chasse aux quarks, entités situées très au-dessous de la dernière marche, et que le calcul et l’expérience ne perçoivent qu’à travers un écho cinq ou six fois réfléchi, sans pouvoir jamais mettre la main dessus.

Prenons enfin l’énigme d’une autre façon, elle aussi très étudiée par les physiciens.

Le chaos fondamental

Au-dessous de la dernière marche, notre esprit et sa science ne perçoivent plus rien qu’un chaos total qui est cependant l’univers fondamental. Tous les phénomènes naissent de ce chaos fondamental où l’imprévisibilité est l’unique loi. La question est: ce chaos est-il réel, absolu, ou bien est-ce celui de la foule que l’on voit s’agiter sur le Champ de Mars du haut de la tour Eiffel? Dans ce dernier cas, derrière le désordre (impénétrable du haut de la tour), il y a la voie suivie volontairement par chaque individu de la foule: de ce chaos sort en réalité l’ordre de la ville. Mais comment distinguer, vu d’en haut, entre le chaos vrai donnant lieu à un ordre statistique et le chaos apparent donnant lieu à un ordre voulu?

Les physiciens qui réfléchissent en ce moment (en 1979) sur cette question manient, avec quelle prudence! les concepts les plus difficiles de l’histoire de la pensée.

Tous ces concepts, Einstein les avait récusés d’avance. Ainsi apparaît-il à la fois comme l’un des initiateurs de la science moderne, et comme le dernier des savants classiques. Il ressemble à Archimède et Newton plus qu’à Feynman et Wheeler. Il a enfanté un monde qu’il n’accepta jamais. Il est le dernier grand créateur de concepts qui ait cru pouvoir éliminer la conscience de ses calculs (la conscience d’être, d’exister). Cette conscience existe, puisque nous sommes là, et rien ne permet de prévoir si elle se laissera jamais réduire en équations. La clé de sa compréhension, si elle existe, est le mystère de notre avenir.■

Aimé Michel

Notes:

(1) J.-A. Wheeler: Frontiers of Time, édité par North Holland, Amsterdam, 1979.

(2) Je parle de l’astrologie au sens traditionnel. Car on sait que les recherches de M. Gauquelin ont établi la réalité de cycles biologiques en rapport avec les planètes.

 

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