Excursion en économie: les maîtres pataugent les profanes doutent
Chronique parue dans France Catholique − N° 1818 -16 octobre 1981
Descendons un instant des hauteurs de la physique. Bien qu’apprivoisées avec un excès que les physiciens professionnels me reprocheront sans doute (avec raison), peut-être notre incursion parmi ces idées les plus profondes aura-t-elle permis d’en entrevoir la difficulté et la grandeur. On peut aller plus loin et nous tenterons de le faire dans d’autres articles, mais je voudrais proposer ici un petit intermède reposant parmi les terrains vagues de l’économie.
Je n’ai aucune compétence dans ce domaine, que cela soit bien clair en guise d’exorde. Jamais je n’aurais osé en parler, il y a dix ans, quand tout allait bien et que les livres scolaires d’économie, que je lisais pour m’instruire, nous expliquaient notre bonheur en affirmant, comme l’écrivait l’un d’eux, «que les principales lois de l’économie sont maintenant suffisamment connues et maîtrisées pour permettre un pilotage excluant les crises du passé». J’admirais cette connaissance si efficace d’un domaine si complexe et s’exprimant souvent, de surcroît, comme toutes les sciences sérieuses, par des mathématiques souvent difficiles.
Les voies du savoir sont contrariantes
Hélas, j’ai perdu la foi. Les maîtres pataugent exactement comme s’ils ne savaient rien. Ils se contredisent dans leurs hypothèses les plus fondamentales. Le résultat n’est nulle part brillant. Ils nous expliquent maintenant que si l’économie a fait de tels progrès dans les années 60/70, ce fut d’abord en raison d’un concours de circonstances favorables mais passager. De plus, il est clair pour le citoyen le moins averti que là où cela marche (et surtout, hélas, là où cela ne marche pas), la cause en est dans des choix politiques faits par des hommes politiques pour des raisons politiques. Or, la politique n’est pas une science. Elle est l’art d’animer les peuples, fût-ce, hélas encore, en leur faisant prendre des vessies pour des lanternes, ou mieux en exaltant leurs sentiments collectifs, et plût au ciel que ces sentiments soient bons.
Revenons à l’économie. Quand les maîtres pataugent, les profanes se prennent à douter. Surtout les profanes en économie, blanchis sous le harnais d’une autre compétence (quelconque), et qui savent par expérience combien sont pénibles, exigeantes et contrariantes les voies du savoir et le savoir-faire. Ceux-là – qu’ils soient paysans, artisans, chefs d’entreprises, ouvriers, ingénieurs – rencontrent tous les jours deux sortes de profanes: ceux qui ne savent rien, et ceux qui, n’en sachant pas davantage, croient qu’ils savent. Ils redoutent comme la peste l’ignorant qui croit savoir mais ne sait rien, sauf parler avec éloquence. Donc, pardon pour ce long exorde destiné à bien faire entendre qu’en matière d’économie je suis, un profane bien persuadé qu’il ne sait rien. Mais que, les choses étant ce qu’on les voit, il en sait tout autant que ceux qui n’en savent pas davantage, selon l’immortelle sentence de Pierre Dac. Et venons-en au fait.
Chômage: les remèdes entendus
Pour nous autres contribuables, le problème est de résorber le chômage. Là-dessus, pas d’hésitations. Le thaumaturge qui le résoudrait, fût-ce en une législature de cinq ans, s’imposerait comme un des hommes du siècle. Cela étant, j’écoute les propositions faites par les augures, et même je discute avec des amis proches, comme on dit, des allées du pouvoir. Voici les principaux remèdes que j’ai entendus:
1. Avancer l’âge de la retraite;
2. Diminuer la durée du travail;
3. Occuper plus longtemps la jeunesse, soit en l’éduquant davantage, soit par quelque service civil;
4. Inciter les patrons à l’embauche par tous les moyens, de la carotte au bâton inclusivement. Notamment leur offrir beaucoup de crédits à des taux alléchants (carotte); leur laisser entendre que s’ils «tirent les pieds», il leur en cuira (bâton).
Les moyens 1, 2 et 3 (et d’autres de même nature) ont pour but de libérer des millions d’heures de travail qui, pense-t-on, seront transférées aux chômeurs. La même quantité de travail sera faite par plus de monde. Les moyens 4 et apparentés visent à créer des offres d’emploi: avec plus d’argent, les patrons pourront payer plus de monde.
Il y a quelques autres moyens qui tous se réduisent plus ou moins directement aux quatre sus-indiqués, sauf erreur de profane (mais profane attentif et rebelle aux discours). Mais s’il existe des moyens d’autre nature dans l’arsenal dont on parle, je veux qu’on me les explique bien clairement comme à un citoyen très désireux de s’instruire. Je ne veux pas dire du tout que lesdits moyens représentent tous les moyens existants, mais bien qu’ils résument tous les moyens utilisés ou annoncés par le gouvernement. Personnellement, il ne m’importe aucunement que ce gouvernement soit socialiste tant que ce mot n’est pas détourné de son sens pour justifier l’oppression, le goulag et le reste.
Le chômage étant le problème n° 1, le n° 2 est l’essor de nos exportations. D’où aussi des incitations aux industriels à exporter.
Qui paiera la réembauche?
Il y a, certes, d’autres problèmes économiques, mais il semble que tout le monde soit d’accord pour estimer que l’on verrait le bout du fameux tunnel si nos exportations s’envolaient et si nos chômeurs étaient réembauchés.
Maintenant réexaminons ces différents points. Les points 1, 2 et 3 aboutissent à obtenir la même quantité de travail par un personnel plus nombreux. Nous voilà devant une nouvelle alternative. Ou bien il va falloir écouler le produit de ce travail au même prix; dans ce cas, la même masse salariale va être partagée entre un plus grand nombre de salariés qui vont donc payer la réembauche des chômeurs et gagner moins. «Pas question», disent les syndicats, unanimes (et mettez-vous à leur place: la raison d’être des syndicats n’est-elle pas de défendre les salaires des salariés? On ne peut pas raisonnablement attendre des pompiers qu’ils mettent le feu). «Demandez aux patrons détenteurs du capital de payer la réembauche», ajoutent les syndicats. Et le gouvernement peut, en effet, obliger les patrons à payer. Alors que se passera-t-il? Les lois des grands nombres étant universelles, certains patrons pourront. D’autres feront faillite, et les travailleurs réembauchés d’un côté seront jetés à la rue de l’autre. Un coup pour rien. Seule différence propre à réjouir M. Barre: M. Mitterrand aura réussi mieux que lui à exterminer les «canards boiteux». Et tant pis pour les chômeurs, qui peut-être ne seront plus les mêmes.
Autre branche de l’alternative: la masse salariale augmente. Comme la quantité de travail, elle, n’a pas augmenté, les prix montent, et tout le monde se met à acheter japonais, italien, allemand, voire russe, grâce à M. Doumeng. Qui ne peut tenir les prix s’effondre devant la concurrence. Une fois de plus, retour aux lois des grands nombres, faillites et chômeurs à la rue.
Produire ne suffit: il faut vendre…
Reste à examiner le point 4: les patrons empruntent, embauchent et produisent plus. À ma modeste opinion de profane qui n’en sait pas plus que ceux qui n’en savent pas davantage, ce point 4 devrait être appelé point d’humour (noir). Je ne sais qui en est le génial inventeur dans notre équipe gouvernementale et d’ailleurs peu importe puisqu’il a été approuvé par tous ses collègues.
Produire plus: Le génial inventeur est arrivé jusqu’au poste de ministre sans avoir jamais découvert que les patrons ne produisent pas pour produire mais pour vendre ce qu’ils ont produit. Pourquoi ne va-t-il pas visiter les carreaux des usines, notre génial inventeur? Cet été, au moins cinq ou six représentants de voitures françaises sont venus me supplier de remplacer la mienne. «Je ne sais plus où mettre mes sorties d’usine», me disaient-ils. «Exportez», conseillai-je. Bras au ciel: «Exporter? Avec ces Japonais! Et Ford! Et Fiat! Ah, s’ils étaient plus chers, ou nous moins!»
Mais finalement tout est là: supposez que par un coup de baguette magique le génial inventeur trouve un truc imparable pour tarir les importations et multiplier les exportations. Tout repartirait: la demande intérieure et extérieure, donc l’embauche, donc la croissance. Or, le truc imparable existe. Il est doublement ingénieux: parce qu’il produit (pour un temps) l’effet demandé et aussi parce que tout nous y conduit irrésistiblement. Vous le connaissez: c’est la dévaluation. «Pour un temps», car les dévaluations, on a vu ce qu’elles produisent à la longue. Mais s’il fallait aussi se préoccuper de l’avenir!■
Aimé Michel