Lyssenko est toujours vivant

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Lyssenko est toujours vivant

Chronique parue dans France Catholique − N° 1568 – 31 décembre 1976

 

On fait, en lisant le dernier livre du Pr P.-P. Grassé[1], deux navrantes découvertes.

La première est que cet éminent zoologiste, ce puits de science, l’un des derniers savants du monde à pouvoir, après des dizaines d’années de travail assidu, embrasser d’un coup d’œil l’ensemble de la biologie, ce grand savant, dis-je, prend ses adversaires pour des imbéciles.

Le livre est rédigé sous forme de dialogue. Il donne donc la parole à l’adversaire, ici marxiste ou freudien. Eh! bien, celui-ci, quel qu’il soit, ne dit que des sornettes. Or, il est tout à fait irréaliste, l’expérience quotidienne le montre, de prêter aux tenants de Freud et de Marx une telle façon de s’exprimer. Aucun ne dira jamais, comme dans le livre du Pr Grassé, qu’il est troublé par votre argument, qu’il va y réfléchir, ou bien que c’est tout vu, qu’étant donné son image de marque il ne peut plus changer d’idée sans se ridiculiser aux yeux de ses disciples et sectateurs.

Le Pr Grassé ignore-t-il donc qu’avec eux on n’a jamais le dernier mot? Plus clairement vous montrez les erreurs de Freud ou de Marx, et mieux votre cas personnel se dessine. Si par malheur il vous advient de trouver quelque preuve sans réplique, tirée de l’expérimentation répétable et contrôlable, alors votre compte est bon: vous êtes un dangereux névrosé, et vous avez de la chance de n’être pas en Union soviétique, où l’on sait traiter de la belle façon l’expérimentateur incapable de trouver les résultats assignés[2].

De plus, le freudien, de même que le marxiste préposé au dialogue, sait s’exprimer avec l’obscure élégance qu’il faut. Il ne se laisse jamais acculer à des idées simples et testables. Dans le cas du marxiste, la merveilleuse invention de la dialectique permet, grâce à un système éprouvé, de prendre des prémisses aux conséquences claires (claires pour un esprit «sans éducation politique») et d’en tirer indifféremment n’importe quoi et son contraire. Vous avez dit oui? vous avez tort. Vous avez dit non? vous avez tort. Vous avez dit p’têt ben qu’oui p’têt ben qu’ non? vous avez tort. Vous n’avez rien dit? Misérable, vous avez archi tort. Au Goulag!

Je sais bien que les communistes français ne sont plus comme ça, et même qu’ils sont de braves gens. Mais leur système a des lois qu’on ne peut pas changer. Ils seront les premiers à partir au Goulag, où nous les retrouverons un peu plus tard, pour des crimes contraires aux leurs.

Revenons aux freudiens. Le Pr Debray-Ritzen a écrit du freudisme[3] une réfutation pleine de verve. Son cas a été aussitôt expliqué par les freudiens: il faut soigner ce professeur, dont la «résistance» tient à ci et à ça; dangereuse névrose! déplorable aberration! J’ai moi-même signalé ici, l’autre année, que les statistiques tirées des services de consultation d’hôpitaux américains sur les temps de guérison comparés des névrosés non soignés et d’autres névrosés «soignés» par les psychanalystes montrent que les «soignés» guérissent en moyenne deux ans plus tard, ou jamais. Seigneur! Quelles lettres! Mon cas est pour ainsi dire désespéré (cependant je me porte bien, merci).

Mais je m’éloigne du livre du Pr Grassé. On a l’impression qu’il tient ses adversaires pour des imbéciles parce qu’il leur prête, mais en clair, ce qu’ils insinuent dans les esprits sans l’exprimer jamais. Et l’on se dit qu’il est trop facile d’écraser quelqu’un à qui l’on fait dire, et plutôt mal, de pareilles bourdes, à qui l’on prête une telle ignorance des faits démontrés par la biologie. Si ces gens-là étaient si bêtes, ils n’auraient pas une telle influence. Feindre qu’ils le sont, ce n’est pas de la bonne littérature.

J’en viens donc à la deuxième découverte navrante qu’à la réflexion le livre de Grassé suscite.

C’est qu’hélas! en prenant ses adversaires pour des imbéciles, il a raison. En vérité, il ne prend pas ses adversaires pour des imbéciles. C’est le contraire. Il prend certains imbéciles pour adversaires. Car les minables raisonnements qu’il met dans leur bouche, et qu’ils ne tiennent jamais, sont ceux qu’ils devraient tenir, s’ils parlaient français.

Le hasard a voulu qu’en même temps que le sien, je reçoive l’un des derniers livres à la mode chez les freudologues chrétiens, engeance très remarquable dont le pansexualisme bondieusard a des grâces de fin de siècle. Ah! certes, ce livre-là est paré de toutes les habiletés littéraires que Grassé écarte de sa vieille main impatiente! La confusion intellectuelle y est enveloppée de soie. Je n’en citerai qu’un exemple, suffisant, car il est indéfiniment répété du début à la fin, et son principe, aux ingrédients variés, de chapitre en chapitre, est toujours le même. Il impressionne le non-scientifique, qui ne voit pas l’erreur, monumentale, élémentaire, irrémédiable.

Ce principe, appelé ici «cas clinique», pour faire médical, est le suivant.

On décrit l’état d’un malade mental, dont d’ailleurs la «maladie» n’est pas toujours évidente: par exemple, une jeune fille veut se faire religieuse, mais au couvent où elle fait son temps d’épreuve elle a parfois des sortes d’attaques de paralysie; le psychanalyste intervient alors, fait comprendre à la jeune fille qu’en réalité la paralysie n’est que le refoulement déguisé de son désir sexuel menacé par la vie religieuse, et la voilà guérie. Sous-entendu: donc elle a été guérie par la reconnaissance de son désir sexuel refoulé et l’abandon de la vie religieuse.

Le pieux auteur semble considérer de tels récits comme autant de preuves. Je le renvoie à ceux qui ont étudié ce qu’est une preuve scientifique et ce que l’on peut penser du «cas clinique» en matière de preuve scientifique[4]. Jamais, dit Popper, nul ne parviendra à aligner des «cas cliniques» aussi nombreux et convaincants que les astrologues, lesquels excipent toujours un incalculable tableau de «succès» à l’appui de leur pseudo-science.

Le nombre des succès n’a de sens que si on le compare dûment au nombre des échecs en utilisant les bonnes vieilles lois des nombres, qu’il faut savoir, ou se recycler dans un métier sérieux. À propos de Freud, Popper propose d’appeler «effet Œdipe» l’erreur méthodologique (assortie de tromperie) consistant à ne citer que les cas qui viennent «confirmer» la théorie. Dans le cadre de l’»effet Œdipe», j’ai moi-même découvert une théorie médicale qui compte un nombre de succès cliniques littéralement fabuleux, bien plus impressionnant que tous les cas rapportés par Freud et ses disciples réunis: c’est qu’on guérit toujours un vendredi. Et je le démontre.

Admettons qu’il y ait actuellement dans le monde cent millions de malades sur le point de guérir. Ma calculette me permet d’annoncer pour ma théorie, et pour la seule semaine en cours, 14’285’710 succès cliniques environ, comptés les femmes et les petits enfants. Qui dit mieux, et qu’attend le Conseil de l’ordre pour demander au gouvernement que tous les jours de la semaine soient des vendredis?

Grassé, lui, fait simplement remarquer qu’on ne sait quasi rien des malades mentales et qu’on peut en guérir à l’occasion de n’importe quoi: coup de bâton sur la tête ou visite d’un charlatan. En biologie, un charlatan comme Lyssenko, que Grassé a bien vu à l’œuvre, et dont il raconte l’histoire atroce et véridique, a pu régner sans partage sur la science d’un aussi grand pays que l’URSS, grâce à l’»effet Œdipe», à un culot inébranlable et à une totale absence de scrupule.

Grassé révèle même ce fait incroyable, pourtant évident, hélas! que le lyssenkisme, balayé d’Union soviétique, se survit en France sous sa forme la plus virulente et désastreuse, dans les systèmes élucubrés par nos pédagogues pour l’éducation, si l’on peut dire, de la jeunesse.

À mon avis, il n’est pas près d’en disparaître, puisqu’il n’est pas diffusé sous ce nom, que ses plus ardents propagateurs n’ont aucune notion de biologie, n’ont jamais entendu parler de Lyssenko, et ont acquis leurs conceptions dévastatrices par le biais confus de l’idéologie. Le lyssenkisme, c’est la croyance qu’il n’y a pas d’hérédité fixe chez les végétaux, qu’on la modifie à volonté par le jardinage. Mais ce qui a été reconnu faux pour le chou et la salade reste dogme sacré pour l’homme: il suffit de jardiner le crétin pour le faire entrer massivement à Normale supérieure. Si vous en doutez, vous êtes un fasciste.

J’arrête. Si vous aimez les auteurs qui disent naïvement ce qu’ils pensent et qui pensent depuis longtemps, lisez Grassé. C’est une lecture instructive.

Aimé Michel

Notes: 

(1) La Défaite de l’amour ou le Triomphe de Freud (Albin Michel, 1976).

(2) Le cas le plus récent et le plus comique (je veux dire, vu d’ici) est celui de cet Institut soviétique chargé de faire des sondages socio-économiques. Les résultats obtenus contredisant la Seule Vraie Doctrine, l’Institut a été dissous. Personne ne sait où les membres de ce dangereux Institut sont maintenant en train d’apprendre à trouver des résultats convenables.

(3) Pr Debray-Ritzen: la Scolastique freudienne, Fayard, 1972.

(4) Karl R. Popper: Conjectures and Refutations (Édit. Rouledge and Kegan Paul, Londres, édition de 1969, p. 37 et, surtout la note de la page suivante).

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