Le deuxième homme
Chronique parue dans France Catholique − N° 1558 – 22 octobre 1976
Que les lecteurs de cette chronique veuillent bien m’excuser de ne pouvoir toujours répondre à leur nombreux courrier. Si je ne peux répondre, je lis toujours avec attention et j’en tire profit pour mes chroniques ultérieures. Ainsi l’article sur «Le Dieu des savants»[1] m’a valu un tel déluge de lettres qu’il est peut-être utile de revenir sur ce sujet délicat.
Quelques-unes de ces lettres sont inspirées par un malentendu, que j’avais essayé, mais en vain, de prévenir, comme on le notera en relisant l’article: l’éternel malentendu entre évolution et évolutionnisme. Quel besoin avez-vous, me demande-t-on, de raisonner sur une théorie bancale que même un matérialiste comme Jean Rostand tient pour un «conte de fées»?
Le, ou plutôt les évolutionnismes, sont des théories qui prétendent expliquer l’évolution des êtres vivants. Aucune ne tient debout, et chaque fois que l’on a pu tester la moins extravagante d’entre elles et la plus communément admise, celle de Darwin (rajeunie par les généticiens), elle s’est trouvée en défaut. J’ai expliqué récemment encore le démenti apporté par les découvertes du généticien japonais Motoo Kimura[2].
Quant à l’évolution, ce n’est pas une théorie, cela aussi je l’ai souvent expliqué: c’est l’ordre dans lequel les fossiles sont disposés dans les roches. On pourrait remplacer le mot «évolution» par «arrangement», certains d’ailleurs l’ont essayé, sans grand succès, car finalement le mot «évolution» est plus juste.
Les fossiles sont en effet disposés dans un certain ordre, qui est celui de la complexité croissante à mesure que le temps s’écoule. Si l’on croit plus digne du Créateur qu’il ait créé toutes les espèces séparément, soit, cela ne change rien au fait de l’évolution, qui nous apprend dans quel ordre le Créateur a opéré: par des aménagements progressifs, ordonnés, souvent imperceptibles.
Reprenons le cas de l’homme, si pénible, semble-t-il, à notre orgueil. Ce qui le distingue anatomiquement, ce sont les proportions relatives des diverses parties de son cerveau et le volume de celui-ci. En 1971 Philip V. Tobias, professeur d’anatomie à l’Université de Johannesburg et spécialiste respecté de l’anthropologie préhistorique, publiait le classement par âge de tous les crânes connus d’hominidés depuis l’australopithèque jusqu’à l’apparition du premier être capable de domestiquer le feu. Voici le volume de ces cerveaux (en commençant, donc, par le plus ancien, celui qu’on a trouvé dans les couches les plus basses) 435, 480, 500, 540, 500, 530, 530, 633, 684, 652, 750, 775, 780, 850, 890, 915, 1000, 1015, 1029, 1030, 1225.
Ces 23 crânes successifs sont, on le voit, de plus en plus volumineux, à quatre exceptions près, ce qui est tout à fait normal, compte tenu des variations individuelles dans une même espèce: lord Byron avait un crâne presque deux fois plus volumineux que Gambetta.
Depuis 1971, de nombreux autres crânes ont été découverts en Afrique, et ces découvertes nous font bien sentir ce qu’est l’évolution: ils confirment l’ordre des chiffres ci-dessus, toujours aux exceptions (prévisibles) près. C’est-à-dire que quand on découvre un crâne de 700 centimètres cubes, par exemple, son âge le situe entre le onzième et le douzième crâne de la série de Tobias. Plus les découvertes se multiplient et plus les différences entre crânes successifs s’amenuisent.
Que le lecteur ne s’imagine pas que j’essaie de passer sous silence ma croyance à l’ascendance animale de l’homme. C’est en effet ce que je crois, avec tous les biologistes actuels. Mais cela n’a aucune importance, il s’agit d’une simple impression, d’un sentiment, très fort, certes, car l’observation semble l’imposer, mais dénué de toute valeur scientifique puisqu’il n’explique rien.
Les découvertes les plus récentes de paléontologie humaine me semblent en revanche poser de difficiles problèmes philosophiques.
Il semble en effet se préciser de plus en plus que ces crânes successifs se répartissent en lignées différentes. C’est-à-dire qu’il y a des ordres de succession locaux, indépendants les uns des autres, quoique contemporains. Par exemple, on trouvera que dans telle aire géographique, à telle époque, la céphalisation était plus avancée: on était là plus près de l’homme qu’ailleurs.
Le cas le plus intéressant est celui de l’homme de Neandertal, auquel j’ai brièvement fait allusion dans une autre chronique.
Pendant longtemps, cet être maintenant énigmatique fut tenu pour l’opportun chaînon entre l’Homo sapiens – l’Homme tout court, nous enfin – et la brute appelée pithécanthrope (situé à la fin de la série de Tobias). Il était bien commode, l’Homme de Neandertal, avec sa face bestiale et son crâne volumineux. C’était un excellent intermédiaire.
Hélas, depuis quelques années, l’Homme de Neandertal nous déçoit beaucoup.
D’abord, on trouve de plus en plus de vestiges d’un Homo sapiens très antérieur aux derniers Neandertal, mais localisés ailleurs sur la planète, y compris en Amérique. Le rejeton est antérieur à l’ancêtre! Il se pourrait même que l’Homo sapiens eût déjà été là alors que subsistaient encore des Pithécanthropes, il y a 300 ou 400 mille ans!
Ensuite (et c’est là la vraie catastrophe), les caractères propres à l’espèce Neandertal, loin de s’effacer avec le temps pour se rapprocher de notre espèce (comportement de tout ancêtre bien élevé), ne font au contraire que s’accentuer à mesure que s’écoulent les millénaires. Certes son cerveau continue de grossir. II grossit même tellement qu’il dépasse très largement le nôtre en volume: 1’600 centimètres cubes au lieu de notre moyenne de 1’350.
Une solution actuellement proposée consiste à admettre, que l’Homme de Neandertal était lui aussi un Homo sapiens, mais un autre, qui ne compte pas parmi nos ancêtres, un cousin en somme, dont le lien de parenté avec nous, encore à préciser, est de toute façon très, très ancien. Certains savants font remonter la séparation des deux lignées à 7 ou 800 mille ans, et le tableau en train de se préciser n’exclut pas, au contraire, que ce mystérieux cousin en esprit ait une origine différente, qu’il soit monté jusqu’à l’éveil de la plus haute conscience à partir d’une autre souche[3].
De cette conscience, il nous a laissé l’émouvant témoignage. Non seulement il inhumait ses morts, mais la position qu’il donnait au cadavre atteste qu’il croyait à la survie de l’âme: on le retrouve dans sa tombe accroupi en chien de fusil dans l’attitude du dormeur. Des squelettes d’enfants, inhumés avec amour, sont recouverts de touchants cadeaux. À Shanidar, en Irak, le petit corps reposait dans un lit de fleurs.
Il habitait l’Europe et l’Asie occidentale. Cela dura des milliers de siècles. Puis, il fut remplacé par l’Homo sapiens, qu’il faut maintenant appeler sapiens sapiens, pour le distinguer de sapiens neandertal. Comment se fit ce remplacement? Qu’est-ce qui assura la suprématie du sapiens sapiens? Notre siècle qui rêve beaucoup aux hommes des autres planètes commence à découvrir que cette planète-ci eut aussi ses autres hommes. Ce qui montre que l’homme est bien le dessein de la Création. Ce qui devrait nous faire comprendre que la création aussi appartient au sacré, et que monter de l’animal, c’est aussi sortir des doigts de Dieu.■
Aimé Michel
Notes:
(1) FcE. n° 1554, 24 sept 1976.
(2) FcE. n° 1537, 28 mai 1976.
(3) Les hommes fossiles de la Ferrassie, tome 1 (Masson, Paris 1976).
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