La particule et le poivrot

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La particule et le poivrot

Chronique parue dans la revue Arts et Métiers d’octobre 1980

 

L’histoire a renoncé à expliquer les événements. Grand progrès scientifique! Car croire à tort qu’on sait est bien plus grave qu’ignorer. En histoire, seules les idéologies s’obstinent à croire qu’elles savent, dussent les hommes en crever. Ni l’une ni l’autre des deux guerres mondiales n’ont été ce que furent les guerres de jadis: des intérêts qui s’affrontent. On les a faites (et des dizaines de millions d’êtres humains sont morts) pour des billevesées, des croyances illusoires. Veuille le lecteur me pardonner de répéter ces platitudes. Toutes plates qu’elles sont, nous serions bien soulagés de les voir universellement admises. On ne se battrait pas en Afghanistan, car l’intérêt pour l’U.R.S.S. de posséder quelques montagnes et déserts de plus est nul.

Mais il y a la «roue de l’histoire», cette sanglante stupidité. Même observation en Pologne, chère à notre cœur, et dont les malheurs passés ou menaçants font frémir le monde. Un dirigeant polonais le rappelait au moment de la signature de Gdangsk: «Pourvu que la ligne générale soit préservée, l’U.R.S.S. laissera la Pologne accommoder celle-ci (la ligne) selon ses propres conceptions nationales, en toute liberté». Ainsi les dirigeants russes considèrent comme un danger mortel toute déviation de la ligne générale. Comment faut-il comprendre cette ligne générale? demandait un journaliste. Ce sont, répondait le collègue de Gierek, les grands principes de la société socialiste.

Il est dur d’entendre en 1980, après tant de tragiques démentis, qu’une ligne générale et des principes fondés sur la seule croyance puissent conduire à la tuerie universelle. Du moins, le saint homme de Téhéran n’invoque-t-il pas la science. Il ne parle pas d’Islam scientifique, mais de foi. Un système qui ne se réfère pas à la raison n’a pas de comptes à rendre à la raison.

Et ceci nous ramène à l’idéologie. Les idéologues n’ont jamais prétendu fonder des religions. Au contraire, depuis toujours — depuis Platon — ils accommodent la religion aux lois de la cité, comme Machiavel, Vico, Rousseau. Ou même ils la rejettent. Et ces lois de la cité, ils veulent les tirer de la raison, voire de la science elle-même. Tout écolier soviétique suit chaque semaine son cours de Diamat (Matérialisme dialectique), où il lui est dit que ce Diamat fournit à la science ses fondements.

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Qu’est-ce alors que la science? La réponse à cette question montre combien Marx appartient à un siècle qui n’est plus le nôtre.

Pour Marx, la science était ce qui pourvoit à l’explication rationnelle des phénomènes.

Un siècle plus tard, le savant a cessé de prêter intérêt à des raisonnements explicatifs, si ceux-ci ne permettent aucune prévision. À la limite (et c’est le cas pour tout l’immense édifice quantique), le savant est très satisfait d’un système qui ne cesse de prévoir des phénomènes nouveaux et de les vérifier, quoiqu’il repose sur un postulat parfaitement irrationnel, celui de l’indétermination fondamentale (l’essence noise des Anglo-Saxons). L’irrationnel est à la base de la plus puissante machine rationnelle sortie de l’esprit humain, et cela ne gêne plus personne, ou presque plus personne. C’est peut-être cela la modernité.

Comme le montre Zinoviev avec son humour inimitable[1], l’histoire et la physique quantique ne sont pas sans présenter de curieuses analogies. L’une et l’autre se font par (et ne se font que par) la somme et la statistique de phénomènes individuels inaccessibles. Quand on interroge un individu sur ses motivations, par là même on le modifie, exactement comme toute mesure de la particule élémentaire devient caduque aussitôt obtenue. Zinoviev compare la particule à un poivrot surpris par le sergent de ville en train de vider sa bouteille à l’ombre d’un porche. Tant que le poivrot suit son idée loin du sergent de ville, il contribue librement au déroulement de l’histoire. Survient la maréchaussée: le voilà racontant et faisant n’importe quoi pour éloigner l’observateur importun. L’observation détruit l’observation.

Cependant la physique prévoit. Elle est une vraie scène, alors que le futur historique est inconnaissable. Pourquoi? Pourquoi cinq ou six milliards d’êtres humains ne produisent-ils pas des effets statistiques rigoureux et prévisibles, comme le font quelques milliards de particules?

Notons que le rêve de tout sociologue et de tout historien est bien de découvrir de tels effets et de les baptiser de leur nom. Mais jusqu’ici seuls quelques humoristes ont réalisé cet exploit flatteur (la «loi» de Parkinson). Et pour cause. Les particules de la physique sont identiques, interchangeables, stables (dans leur durée de vie). Au lieu que tout homme est unique, différent, changeant…

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On lit souvent que cette impuissance à créer une science exacte de l’histoire est notre malheur: si cette science existait, nous dit-on, nous inventerions l’histoire au lieu de la subir.

Nous savons à quoi aboutit l’illusion qu’on peut planifier l’histoire. Oserais-je suggérer que c’est tant mieux; que nous avons bien de la chance qu’il en soit ainsi, et que je préfère mille fois confier dangereusement mon destin au grand inconnu d’où je sors — de quelque nom qu’on le nomme — plutôt qu’à des collègues supposés compétents à piloter l’histoire?

Hasard, nécessité ou providence, force nous est d’admettre que ce grand inconnu a plus d’imagination que nous. La découverte de notre passé lointain par la préhistoire et la paléontologie montre que ce passé est un enfantement. Notre brève mémoire collective, cinq ou six mille ans, confirme que le processus se poursuit. Le bon vieux temps n’existe pas. Ceux qui en doutent peuvent d’ailleurs y retourner à leur gré, puisque tous les bons vieux temps imaginables existent encore sur terre à quelques heures d’avion. Si nous n’en sommes plus chez nous au bon vieux temps, c’est qu’en réalité nous l’avons fui à toutes jambes. Et si le tiers-monde existe encore, c’est qu’il court moins vite que nous.

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Les événements de cet été tumultueux montrent l’échec de toute théorie qui voudrait traiter les hommes comme des entités interchangeables, stables et planifiables.

Liberté! ce mot n’a pas vieilli. Ce sont ses négateurs qui ont vieilli.

Mais de ce lieu commun aussi, hélas, il semble que la majorité des hommes ne soient pas encore convaincus. Ce qui n’est guère prometteur.

Aimé Michel

Notes:

(1) Alexandre Zinoviev: l’Antichambre du Paradis (Édition l’Âge d’homme, Lausanne 1980). Zinoviev est un écrivain colossal, un Rabelais du XXe siècle qui serait aussi Villon et Swift. On rit et on frémit de la première à la dernière ligne de ses énormes livres, qui n’ont pas une longueur et qu’on relit après les avoir lus.

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