La jungle créatrice?

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La jungle créatrice ?

Chronique parue dans la revue Arts et Métiers d’octobre 1979

 

Certains économistes allemands prévoient que, d’ici vingt ans, les trois quarts des postes de travail actuels auront disparu. Compte tenu des nouveaux postes créés, ils annoncent, chez eux, 3’500’000 chômeurs chez les cols blancs, 5’000’000 chez les ouvriers, et, ce qui paraît incroyable, les deux tiers des ingénieurs eux-mêmes sur le pavé.

Les mécanismes aboutissant à ces prédictions idylliques, nous les connaissons: l’automatisation de tout travail réductible à des algorithmes, l’informatisation du travail de bureau, et d’une bonne part du travail scientifique, la généralisation des banques de données interconnectées, l’impossibilité d’arrêter, ralentir ou dévier tous ces processus en raison de la concurrence ascendante des peuples affamés, du moins de ceux d’entre eux (Sud-Est asiatique, Amérique latine) qui, contrairement à l’Iran, ont massivement compris que le salut est dans l’acquisition des compétences.

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J’ignore comment d’autres économistes pourront nous proposer des avenirs plus engageants. Il y a dans ces calculs une sorte d’infernale logique. Qu’est-ce qui pourrait détourner les peuples pauvres et travailleurs vers des activités qui ne nous concurrenceraient pas? On ne voit pas en quoi pourraient consister ces activités. L’ardeur de ces peuples à nous rattraper est tout à leur honneur, et ils ont sous les yeux les succès des plus avancés d’entre eux. Formose, Singapour, Hong-Kong, le Brésil, pour ne pas parler du Japon que personne ne songe plus à classer parmi les peuples pauvres (et pourtant! rappelons-nous les monceaux de ruines au Japon en 1945).

On ne voit pas davantage comment nous pourrions subsister autrement qu’en courant plus vite qu’eux, c’est-à-dire en réalisant des travaux plus automatisés, à meilleur marché, ou, ce qui revient au même techniquement, plus sophistiqués. Ce qui coûte plus cher, c’est le travail. Il faut donc faire plus en travaillant moins. Précisons bien, en ayant moins de travail à payer: c’est là l’erreur de ceux qui croient qu’on peut payer autant en travaillant moins. Ce n’est pas la quantité de travail exécutée qui coûte, c’est la feuille de paie, quelle que soit cette quantité de travail. Si la concurrence nous pousse, c’est uniquement par le prix de revient. Et le prix de revient ne change pas si l’on paie autant vérité de Lapalisse: si la productivité n’augmente pas plus vite que la feuille de paie, nous voilà dépassés, comme on l’a vu dans le textile, l’acier, les constructions maritimes. Ce sont là de dures vérités que toujours jusqu’ici l’on a comprises toujours trop tard, si même on les a comprises. Les plans de réduction de travail que l’on propose ici ou là, sans métamorphose préalable de la productivité, ont été conçus par des esprits qui croient que le chômage provient d’un excès de travail: il ne provient, hélas, que d’un excès de travail payé.

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Ainsi s’explique un phénomène qui paraît incompréhensible: la France (entre autres) obtient un accroissement annuel de 2% ou quelque, tandis que le chômage augmente. D’où vient le mystère?

Il n’y a pas de mystère: seules tiennent les activités ayant réussi à produire plus en se délestant d’une partie de leur budget salarial (le «dégraissage»). L’industrie française est très forte globalement grâce, si l’on peut dire, à un accroissement du chômage. Voilà le nœud gordien de ce que l’on appelle la crise. En réalité, quand on étudie les crises du passé, on se rend compte que leurs mécanismes étaient tout différents, si différents que notre crise à nous devrait porter un autre nom. Car à répéter «la crise, la crise», sans voir plus loin et plus profond, on reste dans l’illusion que les remèdes du passé gardent peut-être leur valeur curative. Ce qui n’est absolument pas le cas. Nous vivons un phénomène mondial qui n’a pas de précédent instructif. Il s’agit de tout autre chose. Il ne s’agit plus d’un défaut d’ajustement entre production et consommation, mais bel et bien d’un changement de société, d’une révolution, qui vient à petits (ou grands) pas, guidés par la seule force des choses.

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Là aussi d’ailleurs, nous risquons de tomber dans des illusions. Le mot «révolution» garde à nos oreilles et à notre entendement une connotation politique. Beaucoup, surtout en France, croient que le problème devant lequel nous piétinons peut être résolu par des votes, des lois, des changements de régime. Mais certains faits sans précédents historiques se passent sous nos yeux qui montrent la vanité de cette croyance. J’en citerai deux.

Le premier, qui aurait dû pourtant bien nous frapper, c’est l’aventure récemment vécue par l’Italie.

Voilà un pays avancé, fortement promoteur dans les réalisations les plus complexes, qui reste six mois sans gouvernement (je dis six mois, mais peut-on dire que même, quand ils existent, les gouvernements italiens ont le temps et la liberté de gouverner, de prévoir?).

Or que voit-on? Pendant tout ce temps, la croissance, relativement élevée, ne faiblit pas. Tout continue de fonctionner comme si de rien n’était, et certains paramètres économiques essentiels, réserves de devises, équilibre des échanges, se sont même améliorés! Qui nous expliquera cela? Qu’est-ce donc qu’une entité économique nationale, pour pouvoir se passer de gouvernement sans dommage? Qu’est-ce donc, désormais, qu’un gouvernement? Que gouverne-t-il au juste? Et ce qu’il ne gouverne pas, qu’est-ce donc qui le gouverne? On attend les lumières des économistes. On attend surtout l’homme, ou l’entité, qui saura en tirer les enseignements pour nous faire comprendre les vrais rouages de la machine et nous permettre, si possible, d’en imaginer le contrôle. Bref, pour concevoir le gouvernement modèle fin de XXe siècle qui vraiment gouverne.

Le deuxième exemple est encore plus extraordinaire. C’est Hong-Kong. Là il est instructif de regarder de très près. Il s’agit d’un tout petit pays de mille kilomètres carrés et de moins de cinq millions d’habitants. Théoriquement, certes, il est gouverné: il a un gouverneur britannique «nommé par la couronne», assisté d’un conseil exécutif et d’un conseil législatif.

Mais 1) les conseillers sont eux aussi partiellement «nommés», la démocratie «formelle» n’existe pas, et surtout, 2) ce «gouvernement» ne gouverne pas: il se borne à faire fonctionner la police (très débonnaire), la justice, l’instruction publique, la voirie, bref, les «services». Il y a force partis, y compris le Kuomingtang de feu Chang Kaï Chek et deux ou trois partis communistes, qui discutent fort — au sens propre du terme — en se morigénant par porte-voix d’un côté de la rue à l’autre. En fait, il n’y a peut-être pas un pays au monde où l’on jouisse de tant de liberté, il n’y en a point où l’on gouverne si peu.

Et là aussi, que voit-on? Une prospérité inouïe, une puissance économique de stature mondiale, des industries de pointe. L’explication superficielle, ressassée à plaisir, c’est que Hong-Kong est «la porte de la Chine continentale». Mais ceux qui y vivent rient de cette explication: Hong-Kong n’a plus besoin depuis longtemps de ce statut, supposé de «porte», bien au contraire, c’est Hong-Kong qui enrichit la Chine populaire voisine. On ressasse aussi que la vie y est d’une violence de jungle. Mais ceux qui y vivent, et surtout les plus pauvres, ont un attachement fervent pour leur petite patrie. Jungle peut-être, mais ils l’aiment avec fanatisme. Ils s’y entassent mais jamais ne l’abandonnent pour d’autres pays supposés plus raisonnables.

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Si nous comprenions ces deux exemples — mais surtout Hong-Kong, économie sans gouvernement — peut-être beaucoup des mystères de cette fin de siècle commenceraient-ils à s’éclaircir. Du moins pouvons-nous y réfléchir.

Aimé Michel

 

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