Les frontières de la physique en 1979
Chronique parue dans la revue Arts et Métiers de juillet-août 1979
Victor F. Weisskopf vient de publier un passionnant article sur «Les frontières contemporaines de la physique»[1]. La personnalité éminente de Weisskopf, une des lumières du Massachusetts Institute of Technology, aussi bien que l’autorité particulière de Science, porte-parole de l’Association américaine pour l’avancement des sciences (A.A.A.S.), invitent à une lecture attentive de ce texte important. Sa densité exclut le résumé. Mon article ne vise qu’à donner envie de lire l’original.
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L’auteur commence par insister sur la quasi-impossibilité de tracer les frontières en question: la physique est devenue trop vaste, il faut donc choisir et le choix sera arbitraire (biased).
La mécanique quantique (triomphe du siècle) a eu pour effet, dit-il, de rendre manifeste trois ordres de phénomènes que l’on peut porter sur une sorte d’échelle quantique Ces trois ordres de l’échelle sont déterminés par les niveaux d’excitation qui les font apparaître.
Le premier niveau est celui de l’atome et de la molécule, correspondant à de bas échanges d’énergie, ne dépassant guère les milliers d’électron-volts. Dans ce premier royaume les noyaux atomiques restent inchangés, «dormant». Le deuxième entre en activité vers un million d’électron-volts, c’est le royaume du noyau. Le troisième se révèle quand les énergies mises en jeu atteignent le milliard d’électron-volts, c’est le niveau subnucléaire, celui des particules, y compris les quarks.
C’est naturellement, dit Weisskopf, au troisième niveau que se situent à la fois les grandes découvertes des dernières décennies et les problèmes les plus profonds, où les théories ne progressent qu’au prix d’un immense effort de réflexion. Nous touchons ici les frontières actuelles. C’est dans ce domaine que l’on a découvert une relation — de nature encore incertaine — entre deux des quatre interactions classiques: les interactions faibles et électromagnétiques. Là encore se situent les interactions (fortes) entre quarks, interactions imaginées sur le modèle de l’électrodynamique quantique, avec les idées nouvelles de surpergravité et de supersymétrie.
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À partir de là, peut-on imaginer à quoi ressembleront les prochaines grandes découvertes?
Instruit par le passé, Weisskopf répond par la négative. «Une grande découverte, écrit-il, ne peut en effet se définir que par le fait qu’elle arrive inopinément. Je pense que les plus importants progrès se produiront là où on les attend le moins».
Citant Philip Anderson, il ajoute même ceci: «La prochaine décennie sera très probablement la plus désordonnée de l’histoire de la physique théorique».
Puis-je souligner à ce propos combien cette façon de voir est généralement mal reçue en France? La France est un pays de professeurs, de grands professeurs certes. On y conçoit toujours la science selon le modèle de Descartes, ou même d’Auguste Comte: celui d’un beau monument bien ordonné, où, selon l’expression consacrée, chacun apporte sa pierre. Weisskopf pense au contraire que le grand savant est de plus en plus celui qui dépose des bombes.
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Où l’on ne peut évidemment prévoir la nature de la découverte attendue, il est cependant possible de discerner les parties de la physique où s’accumulent les phénomènes inexpliqués, mal expliqués, voire déconcertants. Ici une idée générale: «La description des phénomènes naturels commence toujours là où l’on discerne des corrélations linéaires… Les non linéarités sont alors considérées comme des perturbations et traitées par approximations successives… Dans tous les champs de la physique, les nouvelles méthodes visant à comprendre ces relations non-linéaires peuvent devenir des- outils pour comprendre l’inexplicable».
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Particulièrement suggestif à ce propos est le tableau des particules tenues pour élémentaires au moment (tout récent) ou Weisskopf rédigeait son article, tableau à la fois plus complexe et plus bref que celui que beaucoup de nous avons en tête si nous avons enregistré pas à pas les nouvelles particules annoncées tous les mois, où peu s’en faut, par les expérimentateurs des hautes énergies.
On y voit tout d’abord deux embranchements: les fermions (comprenant quarks et leptons) et les bosons (qui assurent les interactions entre les fermions). Le tableau montre au premier coup d’œil où se situent les principales incertitudes: sur la ligne la plus basse (où se trouvent rangés les phénomènes de gravité et de masse) et sur la colonne de droite (où sont nommés les porteurs d’interaction).
Si l’on se fonde sur les lacunes ou incertitudes du tableau, il faudrait donc attendre les percées les plus novatrices sur cette ligne et sur cette colonne, c’est-à-dire sur la gravitation, la masse, l’hypothétique graviton, l’hypothétique gluon supposé responsable des interactions fortes, l’hypothétique boson, intermédiaire supposé responsable des interactions faibles, et enfin, ce qui surprendra peut-être, le photon.
Mais à la réflexion cette surprise n’en est pas une, si l’on se rappelle le rôle du photon, ou plus généralement de la lumière, dans la théorie de la relativité, et le fait que toutes les théories unitaires imaginées en partant de la relativité ont jusqu’ici échoué. Certes l’échec a été maintes fois expliqué, notamment par l’infime petitesse relative des interactions gravitationnelles. Mais le fait est qu’expliqué ou non, l’échec dure depuis 1917. Il en est de cette question comme de celle du cancer en biologie: d’immenses connaissances ont été accumulées, mais la solution finale reste toujours au-delà de l’horizon.
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La décennie écoulée, souligne ensuite Weisskopf, a peut-être été marquée surtout en physique par les apports inattendus de l’infini laboratoire de l’espace astronomique. Les astres nous ont apporté des phénomènes interdits à nos possibilités expérimentales par peut-être plusieurs ruptures de linéarité.
Par exemple, les collapses gravitationnels produisant des champs magnétiques de 1’000’000’000’000 gauss (12 zéros, mille milliards), aboutissant à des états ultracondensés (étoiles à neutrons, pulsars), voire à des trous noirs. Notre auteur remarque à ce propos que ces phénomènes avaient été extrapolés bien à l’avance à partir de la relativité, et que rarement dans l’histoire de la physique on avait pu extrapoler si loin et tomber apparemment si juste. L’existence des trous noirs, encore discutable et discutée, permettra peut-être par correction rétroactive de préciser, si elle est confirmée, la théorie qui les avait prévus. Des trous noirs on reviendrait alors au tableau auquel je faisais allusion plus haut.
Mais un point est dès maintenant certain: c’est que l’astrophysique est appelée à contribuer de plus en plus à la physique tout court, grâce à l’observation extra-atmosphérique dont l’astronautique prépare la formidable extension.
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Parmi les problèmes théoriques où l’apport de l’astronautique semble devoir être capital, il y a celui du neutrino. L’énergie diffusée par le soleil et les étoiles devrait, selon notre modèle admis de fusion de l’hydrogène en hélium, provoquer un flux de neutrinos très supérieur à celui que l’on détecte effectivement. Cet échec, dit Weisskopf, reste inexpliqué. S’il persiste, malgré les facilités nouvelles de l’observation extra-atmosphérique, c’est toute la physique des étoiles qui sera remise en cause. Et par conséquent notre conception actuelle de la fusion, capitale non seulement du point de vue théorique, mais aussi économique dans un avenir inéluctable, surprenant aléa de la recherche.
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Les nouvelles frontières de la physique sont donc jalonnées par un nombre croissant de questions de plus en plus fondamentales, et Weisskopf est fondé à conclure (ce que nous ferons avec lui) par cette citation de Teilhard de Chardin: «L’histoire des sciences consiste à nous élaborer une vision de plus en plus parfaite, dans un cosmos où il reste toujours quelque chose à découvrir.»■
Aimé Michel
Notes:
(1) Weisskopf: «Contemporary frontiers in physics», dans Science, vol. 203, 19 janvier 1979, p. 240. On sait qu’en américain le mot «frontiers» a la résonance un peu spéciale du «Go west», de la conquête.