Réflexions sur un vieux dictionnaire
Chronique parue dans la revue Arts et Métiers d’avril 1979
Il suffit d’ouvrir une vieille encyclopédie pour saisir, par l’imagination, la nature réelle du progrès.
Voici ce que la «Grande encyclopédie du XXe siècle» datée de 1931, de Larousse, dit des matériaux de construction: on peut diviser ces matériaux en trois classes, pierres, briques, sable et argile pour la première; bois, paille, roseaux et cordages pour la deuxième; et pour la troisième, fer, fonte, acier, zinc, plomb. Des premiers on fait les murs, des deuxièmes les toits, charpentes et menuiseries; les troisièmes, «qui prennent actuellement une place importante», peuvent remplacer les deux premiers.
Ces définitions datant de 1931 semblent peu croyables: bois, paille, roseaux et cordages étaient donc, il y a un demi-siècle, des matériaux habituels pour les toits. Le lecteur de 1979 refuse d’en croire ses yeux et cite comme réfutation les vieux quartiers des villes actuelles où (bien entendu) l’on ne trouve trace ni de paille ni de roseaux ni de cordage, ni d’argile.
Mais en 1931 la France exsangue ne construisait pratiquement plus rien dans les villes depuis le début du siècle; et d’autre part l’habitat du Français de cette époque était d’abord rural, puisque la plupart des Français habitaient le village (entre parenthèses, les «cordages» qui surprendront certainement la plupart des lecteurs, j’ai pu les voir encore récemment lors de la modernisation d’une vieille chaumière: dans le toit, où ils fixaient le chaume. Ce n’étaient même pas des cordages, mais des liens de paille, semblables à ceux qui liaient – à la main, bien sûr – les gerbes).
Si l’on veut bien réfléchir au choc d’une telle lecture, c’est sur l’idée de progrès économique que l’on tombe: car la majeure partie des matériaux de construction actuels existaient déjà bel et bien. On en restait pourtant aux anciens parce qu’ils étaient moins chers. Pourquoi les prix se sont-ils inversés, le toit de chaume était devenu un luxe un peu snob? Essentiellement à cause de la rationalisation du travail, j’entends de tout le travail depuis la fabrication du matériau jusqu’à son utilisation. C’est la rationalisation qui a écrasé les prix et, de ce fait, périmé tout ce qui ne se prêtait pas à une réalisation mécanique. «Regardez, me disait avec écœurement un vieux maçon à la retraite en me montrant une maison en train de s’achever près de chez lui: au début de la semaine, là, il y avait un pré. Ils sont arrivés avec des camions et des engins, presque tout était fait d’avance, ils n’ont eu qu’à la monter».
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Ces constatations nous cachent, par leur banalité, les changements qui sont en train de se faire maintenant, et qui rendront notre monde encore plus vieillot dans trente ans que ne l’est à nos yeux celui de 1931. La plupart des moyens que l’on utilisera alors couramment existent déjà maintenant eux aussi. Pourquoi ne les utilise-t-on pas? Parce que le progrès technique généralisé ne se résume pas à l’innovation. «Pour réussir, se plait à répéter M. Dassault, faites ce que les autres ne font pas». Cela ne suffit pas: Voyez Concorde, et… certains avions Dassault.
L’innovation qui réussit ne doit pas seulement défier la concurrence sur le plan technique. Elle doit aussi correspondre à la seule loi de l’économie qui marche toujours, à savoir la paresse naturelle de l’homme, qui en veut toujours plus pour moins de travail. Pourquoi nos belles aciéries, dont les promoteurs du Plan nous promettaient monts et merveilles il y a quinze ans, sont-elles dans l’état que l’on sait? Parce qu’elles exigent trop de travail par unité de vente. S’il est vrai que l’acier japonais requiert trois hommes là où il nous en faut sept, comment payer ces sept hommes autant que les trois autres? Il y a quelque chose de tragique dans l’aveuglement de certains, qui répètent avec obstination (et arrivent à faire croire) que l’on pourrait résorber le chômage en raccourcissant le temps de travail, alors qu’il y a chômage ici, précisément, parce qu’ailleurs chaque travailleur en fait plus pour moins d’argent.
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Les idées les plus simples sont souvent aussi celles qui ressemblent le plus à leur contraire quand on n’a pas compris. Sept hommes ne produisent pas plus que trois, il suffit «donc» de les faire moins travailler pour que tout s’arrange!
Mais d’autre part le progrès, parmi ses nombreuses causes, comporte la lente diffusion de ces idées simples si difficiles à distinguer de leurs contraires. Pourquoi, par exemple, les syndicats allemands (et leurs adhérents) ont-ils compris que la prospérité nait de la productivité accrue, non de changements de société? Ou plutôt que c’est cela même qui fait le changement de société? Et pourquoi ces idées familières au travailleur allemand continuent-elles de passer pour fausses et intéressées en Angleterre et en France?
Revenons à l’exemple des matériaux de construction en 1931. On ne peut contester que le tableau du bâtiment tel qu’il ressort de la description du Larousse fait misérable et sous-développé. Depuis ces temps, pas tellement lointain, la France s’est matériellement métamorphosée sous la pression du monde extérieur, mais sans percevoir l’origine de cette métamorphose. Le Français persiste en général à croire que l’on peut tout changer par la loi. L’idée que la loi, loin de rien changer, se borne à exprimer des états de fait préalablement installés ne nous est pas familière. Dans l’esprit du Français moyen, le mot «révolution» n’est pas lié à la technique, mais à la politique.
Pourtant, combien avons-nous fait de révolutions politiques pour seulement changer de maîtres! Inversement, les vraies révolutions nous sont présentement encore imposées sans que nous y prenions garde par des ingénieurs japonais ou américains dont nous ne connaîtrons jamais le nom. La présence de l’Angleterre impériale au large des côtes de la Manche a plus changé la France des XVIIIe et XIXe siècles que nos révolutions politiques. Comme je l’ai déjà remarqué ici, Tocqueville semble avoir plagié M. Peyrefitte quand il décrit les incohérences administratives de notre ancien régime. Ce qui, hélas, tendrait à prouver que le Français qui se croit révolutionnaire n’a pas encore compris la vraie nature du progrès, ni comment s’opèrent les vrais changements.
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Exemple d’idée simple qui fit des ravages il y a un siècle et demi et qui continue de se survivre: un métier à tisser fait le travail de dix, donc il jette neuf d’entre eux sur le pavé. Il faut des siècles pour comprendre ce qui se passe en réalité: un métier à tisser produisant dix fois plus de soie que le soyeux, il s’ensuit que dix soyeux qui font marcher dix métiers produisent dix fois plus de soie presque pour le même prix, et que le prix de la soie va baisser et le salaire du soyeux monter. Mais nous recommençons néanmoins à entendre dans les discours et à lire dans les journaux, à propos des changements actuels de la technique, le raisonnement des soyeux de 1830 rectifié 1979. Quel orateur oserait affronter les chômeurs lorrains en leur disant: vous êtes provisoirement sur le pavé pour des raisons révolutionnaires, parce qu’il faut améliorer votre vie, imaginer pour vous un travail plus productif et mieux rémunéré.
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Les choses changent plus vite que les idées. Constat qui rend perplexe, mais qui devrait donner de l’éloquence aux artisans du changement.■
Aimé Michel