Premier berger ou premier troupeau
Chronique parue dans la revue Découvrir les animaux (Larousse) n° 48 de février 1971

Rien ne nous semble plus naturel que le spectacle d’une Vache dans un pré, ou d’un Cheval sous son cavalier, et plus encore celui de notre Chien familier jouant avec un enfant.
Et pourtant, essayons d’imaginer comment cela a pu commencer. Neuf fois sur dix, quiconque entend poser cette question répond qu’au fond rien n’est plus facile que d’apprivoiser un animal sauvage: il suffit de le capturer petit et de l’alimenter. Heinroth et Lorenz n’ont-ils pas montré (c’est le phénomène d’imprégnation) que l’animal nouveau-né suit le premier être vivant qu’il aperçoit et s’y attache comme à sa mère? Dès lors, n’est-il pas naturel d’imaginer que le chasseur paléolithique ait eu mille fois l’occasion de recueillir, par jeu, la progéniture de son gibier, et que, l’ayant fait, il ait fini par comprendre qu’il est moins fatigant d’avoir toujours sa nourriture sous la main que de la poursuivre chaque fois que l’on a faim? Ne doit-on même pas s’étonner que l’Homme ait mis si longtemps à comprendre une chose si simple, et que les techniques de l’élevage n’aient été découvertes que si tard, il y a environ neuf mille ans, alors que nos ancêtres chassaient depuis toujours, depuis leurs origines, il y a plus d’un million d’années?
Ce beau raisonnement (aboutissant à faire peser un soupçon d’imbécillité sur les innombrables générations d’Hommes paléolithiques) a quelque chose de troublant. Quand on visite les grottes ornées de Lascaux ou d’Altamira, quand on admire, au musée de Saint-Germain-en-Laye, les prodiges d’habileté déployés dans l’utilisation de l’os et du silex et l’extraordinaire inspiration artistique dont témoignent tant de chefs-d’œuvre sculptés et gravés, on a du mal à admettre que les auteurs de ces merveilles aient été des imbéciles et que l’idée d’élever le gibier plutôt que de le chasser ait mis si longtemps à germer dans leur esprit. S’ils ne l’ont pas fait plus tôt, il faut qu’il y ait eu quelque insurmontable difficulté, à laquelle nous n’avons pas pensé.
Et, en effet, cette difficulté existe, aussi bête qu’insoluble: pour que l’imprégnation du petit animal sauvage réussisse, pour que celui-ci confonde le chasseur avec sa propre mère et s’attache à lui, il faut le prendre très jeune, quelques jours à peine, sinon quelques heures, après sa naissance, selon les espèces. Seulement, à cet âge-là, il ne se nourrit que de lait! Et, dès lors, comment le gardera-t-on vivant si l’on n’a pas déjà sa mère sous la main? C’est le problème de la Poule et de l’œuf. Pour avoir le fils, il faut avoir la mère, et inversement. Il n’y a pas de solution.
La difficulté ainsi identifiée apparaît même tellement insoluble que, du coup, on ne voit plus comment la première domestication a pu s’opérer (la première seulement, notons-le, car dès l’instant que l’on disposait d’une mère en état d’allaiter, on pouvait utiliser son lait pour apprivoiser n’importe quel autre Mammifère). Nos ancêtres seraient-ils allés jusqu’à faire allaiter des Chevreaux ou des Agneaux par leurs épouses? Cette hypothèse n’a pas été retenue par les préhistoriens, pour de nombreuses raisons d’ordre anatomique et psychologique. Dans une civilisation de chasse où la tribu doit se déplacer sans cesse, rien n’est plus précieux que le lait maternel, gage de survie du groupe familial et social. Certes, il devait arriver souvent qu’une mère perdît son bébé et devînt donc une nourrice disponible: mais alors les autres bébés étaient bien mieux désignés pour en user qu’un petit animal. Et je n’insisterai pas sur les raisons anatomiques: quiconque a vu un Chevreau ou un Agneau téter comprendra que sa manière de procéder, et en particulier les coups qu’il porte avec sa tête, exclut son allaitement par une nourrice humaine, du moins de façon habituelle et suivie.
Nous voici donc confrontés avec un véritable problème policier et conduits à chercher les indices capables de guider notre enquête sur cet événement lointain, dont aucun récit qui ne fût pas légendaire n’a subsisté dans la mémoire des Hommes. Car enfin, il a bien fallu que cela se fît un jour pour la première fois!
Ces indices sont peu nombreux, mais, à vrai dire, décisifs: ils consistent essentiellement dans le fait que, d’après le témoignage de l’archéologie, les premiers animaux domestiqués furent la Chèvre, le Mouton et le Porc. Ce sont leurs ossements que les fouilleurs ont retrouvés, mêlés à ceux des Hommes, dans les plus anciens habitats néolithiques, ceux que l’on a découverts en Asie Mineure, à Jéricho par exemple.
Or, ces trois animaux sont, à des degrés divers, grégaires. C’est le Mouton qui l’est le plus, mais la Chèvre l’est également. Quant au Porc, si dénaturé à notre époque par la science de l’élevage, il vivait encore en troupeaux à moitié sauvages au temps de Socrate et de Platon, comme en témoigne l’anecdote célèbre, rapportée par Plutarque, de Socrate sauvé par son «démon» de l’irruption d’un troupeau de Porcs furieux dans une rue étroite d’Athènes.
Il n’en faut pas davantage, je crois, pour imaginer avec une vraisemblance très convaincante, comme l’a fait Leroi-Gourhan, que la première domestication a pu se dérouler de la façon suivante.
Il y a neuf ou dix mille ans, des troupeaux sauvages de Chèvres, de Moutons et de Porcs erraient dans les montagnes d’Asie Mineure, transhumant, selon les saisons, des pâturages d’hiver aux pâturages d’été. Que ces animaux se comportent ainsi à l’état de nature, on en a la preuve non seulement par l’ordre, toujours le même, qui règne encore maintenant dans les troupeaux transhumants de Provence et des Alpes — ordre nullement imposé par les bergers —, mais surtout par le fait qu’on les voit encore, en diverses régions de la Méditerranée, transhumer librement sous la conduite de vieux mâles, précisément dans le même ordre. En Corse, par exemple, des troupeaux de Chèvres savent toujours parcourir librement, à date à peu près fixe chaque année (comme les Oiseaux), les montagnes de l’île. J’ai pu observer de tels troupeaux conduits par de vieux Boucs, il y a une vingtaine d’années. Dans les Alpes du Sud (par exemple dans le Morgon, en basse Ubaye) des troupeaux d’une vingtaine de Chèvres vivaient librement toute l’année, il n’y a pas si longtemps, et peut-être n’ont-ils pas complètement disparu.
Que fait le chasseur paléolithique quand il rencontre un troupeau de ce genre? Son premier instinct est de l’attaquer et de l’abattre. Il semble que la prospérité de la vallée de la Vézère, jusqu’au dixième millénaire avant notre ère, se soit établie sur une voie de migration de troupeaux de Chevaux et de Bovidés.
Mais une autre conduite est possible, consistant non plus à pratiquer une hécatombe sans lendemain, mais à suivre sagement le troupeau dans ses déplacements, sans l’effaroucher, à l’habituer peu à peu à la vue des Hommes et à leur protection contre les autres prédateurs, Loups, Chacals, Ours, Lynx, Lions, etc., tous animaux vivant précisément des mêmes proies que l’Homme.
Comment l’Homme peut-il habituer un tel troupeau sauvage à le tolérer, puis à rechercher sa fallacieuse protection, si, comme le Lion et le Loup, il prélève sur lui sa subsistance? Eh bien, c’est là qu’intervient la différence qui nous sépare du prédateur ordinaire: nous savons prévoir et dissimuler. Qu’est-ce, en effet, qui épouvante la proie? Ce n’est pas de se faire tuer, car elle ne sait pas que la mort existe. C’est la menace, la poursuite, l’attaque. L’Homme ne menace jamais, ne poursuit pas. Quand il a choisi sa proie, il l’écarte habilement du troupeau, puis l’exécute sans bruit. Loin de menacer, il tue ostensiblement le Loup qui fait peur.
Le berger commença donc à suivre un troupeau que la nature s’était chargée de faire sans lui. Puis il habitua son troupeau à vivre avec lui. Et enfin, il en prit la direction. Et le reste vint tout naturellement. Peut-être le Chien joua-t-il son rôle dans cette longue aventure.
Mais ceci est une autre histoire.■
Aimé Michel