Le château de cartes du XXe siècle

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Le château de cartes du XXe siècle

Chronique parue dans la revue Atlas – Air France n°69 – mars 1972

 

Faut-il réserver l’honneur d’affronter certaines difficultés à ceux qu’on appelait encore naguère les «bons élèves»? Reconnaissons-le, cette expression sonne très mal en 1972. Le «bon élève», maintenant, ne saurait être qu’une sorte d’affreux jojo, dédaigneux du vulgaire, complice d’un pouvoir rétrograde et d’une autorité répressive et méprisante.
Cependant il n’existe aucune miraculeuse recette permettant de rendre facile ce qui ne l’est pas. Ceux qui, comme Ivan Illich, proposent maintenant de supprimer l’école de façon à ôter à une société injuste la machine grâce à laquelle elle s’auto-entretient en fabriquant ses futurs serviteurs, ceux-là affectent apparemment d’oublier qu’on n’étudie pas à l’école seulement l’instruction civique et la philosophie.
Nous connaissons Ivan Illich. C’est un noble cœur, animé de sentiments qui manquent trop à ce monde difficile: la pitié pour le faible, l’amour des petits, des ignorants, des malheureux. Mais Ivan Illich voyage, il parle à la télévision, il écrit des livres. Il ne nous a guère expliqué par quel moyen autre que l’école on peut apprendre l’électronique, la métallurgie, la thermodynamique, la chimie, la mécanique, et toutes les techniques et toutes les sciences que supposent non seulement l’avion, la télévision et le livre, mais jusqu’au moindre de nos produits manufacturés, y compris ceux que nous mangeons, puisque l’agriculture, elle aussi, suppose l’industrie, laquelle suppose la science.
Nous avons entendu Illich affirmer qu’il faut renoncer à tout cela et revenir à la vieille économie agricole: que chacun cultive son champ et batte son fer sur l’enclume, comme dans le village de nos pères. Et certes, il est sans doute vrai que la civilisation villageoise fut entre toutes la plus humaine, la plus conforme au cœur de l’homme.
Illich n’oublie qu’un détail: c’est que la terre cultivée à la façon villageoise ne peut nourrir que le tiers ou la moitié de la population actuelle du globe. Va-t-il falloir, pour qu’un milliard d’êtres humains retrouvent (peut-être!) la douceur de vivre, en exterminer préalablement deux ou trois autres milliards? La société humaine du XXe siècle est un château de cartes. Elle ne tient debout, tant bien que mal, que par un immense effort d’équilibre, adossant la terre nourricière à l’industrie, l’industrie à la science, la science à la recherche et à l’enseignement.
Or, la science et l’enseignement sont difficiles. Il n’existe pas de voie royale permettant d’apprendre en se jouant la physique, la chimie, les mathématiques. L’unique secret pour apprendre, c’est l’effort persévérant. On est étonné que des hommes intelligents puissent ne pas comprendre ces primaires évidences. On est effrayé de voir leur dialectique égarer des foules condamnées, en cas d’effondrement de cette société tant décriée, à mourir sous ses décombres.
Une nouvelle aristocratie
— Mais il est injuste que des études difficiles favorisent ceux que la chance a le mieux doués!
— Certes, c’est injuste, si toutefois l’accession aux métiers hautement techniques est une faveur, ce qui semble admis par tout le monde et qu’il faudrait peut-être discuter (n’oublions pas que chez les Romains, par exemple, les professeurs étaient souvent des esclaves, de même que les ingénieurs). C’est un fait que ces métiers, considérés dans la société contemporaine comme facteurs de promotion sociale, semblent aller aux plus intelligents. Notre société aboutirait donc à enfanter une nouvelle aristocratie: le monde actuel appartiendrait à ceux que la naissance a par hasard dotés d’un meilleur cerveau, comme la société médiévale appartenait à ceux que la naissance avait dotés d’un nom.
Voici une expérience qui, à première vue, semble prouver qu’il en est bien ainsi. Cette expérience est une des plus immenses entreprises scientifiques que le désir de connaître l’homme ait jamais inspirées. Son initiateur fut le grand psychologue américain L. M. Terman, l’inventeur du test qui porte son nom.
En 1922, grâce à une subvention publique, Terman et ses élèves mesurèrent le quotient intellectuel (QI) de près de trois cent mille petits Américains dans les écoles primaires de Californie, ainsi que dans les lycées. Ils en trouvèrent environ mille cinq cents dont le QI atteignait ou dépassait 140 (la moyenne du QI est 100, et l’on considère que 140 sont atteints par environ une personne sur deux cents).
On aura une idée du travail de prospection réalisé par les équipes de Terman quand on saura que l’examen de chacun de ces trois cent mille bambins comportait deux épreuves d’intelligence, douze épreuves de performances scolaires durant en tout quatre heures, trois tests de caractère, de personnalité et de goûts, trente-quatre mesures anthropométriques, une demi-heure d’examen médical, un interrogatoire des parents et des professeurs portant sur vingt-cinq traits de personnalité, et enfin, un dossier biographique[1].
Le mythe du fort en thème
Terman remarque à juste titre que les résultats de cette gigantesque étude aboutissent à détruire un certain nombre de légendes.
Par exemple, on trouva que, statistiquement, les individus supérieurement doués du point de vue de l’intelligence sont également supérieurs du point de vue physique (le fort en thème pâle, myope et cachexique est une des «légendes» détruites par Terman). Ils sont plus résistants aux maladies, même quand ils sont faibles ou infirmes. Leur caractère est plus égal et plus équilibré. L’intelligence est en rapport exact avec la réussite scolaire, et ce dans tous les domaines: «l’universalité des dons, dit Terman, est une règle chez les individus supérieurement intelligents». L’enfant intelligent qui ne réussit pas en classe existe, mais il est exceptionnel.
Cela, je le rappelle, se passait en 1922. En 1928, une deuxième subvention permit à Terman de rechercher ce qu’étaient devenus ces enfants supérieurement doués. Puis on recommença en 1936-1937, et, depuis, en 1946. Donc, les mille cinq cents enfants sélectionnés en 1922 ne cessèrent jamais d’être suivis pendant des dizaines d’années. À partir de leur arrivée à l’âge adulte, on commença à suivre également leurs enfants. Voici quelques résultats de cette longue étude:
— La mortalité des sujets supérieurement intelligents est très nettement inférieure à la moyenne;
— La morbidité (fréquence des maladies) est, elle aussi, inférieure à la moyenne. Il en est de même de la folie;
— Le taux des suicides est égal à la moyenne;
— En 1946, 71% des sujets étant alors mariés, on constate que la fréquence des divorces est très inférieure à la moyenne;
— En 1940, le groupe avait engendré sept cent quatre-vingt-trois enfants. Le QI moyen des trois cent quatre-vingt-quatre plus âgés était de 127, donc encore très supérieur à la moyenne;
— À raison de 99%, le niveau intellectuel du groupe est resté stable, ce qui montre que l’intelligence future de l’adulte peut être prédite dès le cours élémentaire;
— 80% du groupe ont fait avec succès des études supérieures avec, en moyenne, un an d’avance;
— Deux tiers des hommes et la moitié des femmes ont fait des études du niveau du doctorat. Chez les hommes, on comptait, en 1946, cinquante docteurs ès sciences, à peu près autant de docteurs en médecine, quatre-vingt-cinq docteurs en droit, trente-cinq ingénieurs ou architectes.
Globalement, la proportion de diplômés supérieurs par rapport au reste de la population est de vingt à trente fois supérieure. Dix fois plus de femmes que d’hommes abandonnent leurs études en route (pour se marier).
Enfin, et c’est ce qui nous intéresse ici, si l’on évalue la réussite de ces superintelligences à leurs gains, on découvre que le rapport est très incertain: la moyenne, en 1946, gagnait trois mille dollars par an (soit environ un million cinq cent mille anciens francs). Quelques-uns des plus intelligents ne gagnaient pas cent mille anciens francs par mois.
En revanche, dans le domaine culturel, le groupe a produit des centaines d’articles dans des journaux professionnels et techniques, une trentaine de livres, de très nombreux romans, nouvelles et poèmes. Plus de quatre-vingts brevets d’inventions ont été obtenus.
Est-ce là l’image d’une aristocratie tenant les rênes de la société? Il ne le semble pas. Le produit le plus achevé de l’école et de l’université américaines n’aboutit manifestement pas à l’argent. Ce n’est pas par l’école que la société de consommation s’auto-entretient. L’école lui est certes indispensable comme à toute société moderne. Mais le travail scolaire et universitaire semble bien être un but en soi, lié non à la société politico-économique, mais à la société culturelle.
Quant à savoir si la culture est asservie à la politique, c’est une tout autre question, que l’expérience de Terman ne résout pas.
Remarquons toutefois que la culture moderne est planétaire. Chaque fois qu’ils le peuvent, et qu’ils soient américains, russes ou chinois, les hommes de ce siècle lisent les mêmes livres, écoutent les mêmes disques, regardent les mêmes films.

Aimé Michel

Notes:

(1) L. Terman: Psychological approaches to the study of genius (Paper on Eugenics, n° 4, 1947).

 

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