Le délit par ordinateur
Chronique parue dans la revue Arts et Métiers de juillet – août 1978
Il y a un an, le sénateur Abraham Ribicoff déposait un projet de loi aux termes duquel «tout usage non autorisé d’un ordinateur fédéral, ou d’un système fédéral de traitement informatique, ou de tout système ou équipement informatique privé utilisé dans la commerce inter-État, serait considéré comme un délit fédéral» (c’est-à-dire que de tels délits relèveraient du F.B.I. et de la justice fédérale).
Je ne sais où en est le projet de loi, au moment où j’écris ces lignes, mais s’il n’est pas encore voté, ce ne peut être que pour une raison: le Sénat américain est en train de l’approfondir et d’envisager tous les cas auxquels Ribicoff n’aurait pas pensé.
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Car le «délit informatique» est en train de devenir le fleuron de la criminologie avancée, si l’on peut dire.
De 1962 à 1975, la police américaine a découvert 42 délits bancaires; ce chiffre est certainement dérisoire en regard de tous les délits non-décelés. Or la moyenne de chacun de ces délits était de 430’000 dollars, plus de 200 millions d’anciens francs, alors que, pour la même période, les arriérés mentaux qui continuaient à attaquer les banques pistolet au poing comme au bon vieux temps dérobaient en moyenne, chacun, moins de 10’000 dollars, souvent d’ailleurs sans aller plus loin que le coin de la rue et en y laissant leur peau.
Les experts de la police américaine estiment de plus, comme je viens de le dire, que la plupart des «délits informatiques» restent cachés; d’abord parce que les victimes, qui sont des banques ou de grosses sociétés, préfèrent le plus souvent ne rien dire pour ne pas semer la panique chez leurs clients; et surtout parce qu’un nombre indéterminé de «vols à l’ordinateur» passent tout simplement inaperçus.
Un livre récemment publié aux U.S.A. fait dresser les cheveux sur la tête, quand on en a et si l’on est riche[1]. Et à la réflexion même si l’on est un contribuable chauve et moyen, car on ne peut, à le lire, que se demander ce qui se passe peut-être, que dis-je, probablement, dans les énormes machines qui gèrent le bien public.
Selon Witheside, deux des points chauds les plus actifs de la criminalité par l’ordinateur sont le fichier des impôts et l’information militaire secrète. Il parle des États-Unis, bien entendu: de telles spéculations sont sûrement impossibles et dénuées de tout fondement en France, n’est-ce pas? Je suis bien de votre avis.
L’article de presse (Herald Tribune du 30 mai) qui a attiré mon attention sur ce livre avertit ses honnêtes lecteurs de ne pas se précipiter dessus pour savoir comment s’y prendre: tous les trucs exposés ici, dit-il, ont été déjoués par la police et ne marchent plus. Ils ne marchent plus, s’entend, aux États-Unis. Au-delà des frontières américaines, le problème n’est pas évoqué.
Voici un de ces trucs, à tout hasard. Il est tellement sommaire que le système informatique de la banque américaine qui en fut victime n’existe sûrement plus en France depuis longtemps, si même il a jamais existé (les Américains, n’est-ce pas? sont tellement naïfs, je suis encore de votre avis).
Donc, vous faites à votre banque un emprunt remboursable en 12 mois. Ladite banque vous donne douze coupons de remboursement numérotés magnétiquement. Quand elle reçoit ces coupons dûment remplis (c’est-à-dire attestant que la somme correspondante a bien été payée), la banque, ou plutôt sa machine, enregistre ce retour. Je ne sais comment la machine de cette banque américaine était programmée et comment si il se trouve que l’addition des coupons précédents n’était pas prévue, mais l’emprunteur renvoya, au bout d’un mois, non pas le premier mais le douzième coupon. Il reçut aussitôt une lettre de chaleureux remerciements pour l’épongement anticipé de toute la dette. On se demande comment des têtes folles ont encore la générosité de faire de la publicité à de telles banques en les attaquant à main armée!
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D’après la police américaine, les vols les plus habiles, ne sont détectés que par hasard.
Supposez par exemple que la machine, programmée pour arrondir au chiffre inférieur tous les mouvements de compte, soit aussi discrètement programmée pour verser à un compte spécial, ouvert à votre nom, toutes les rognures résultant de la réduction à l’entier inférieur. Qui le verra? Qui d’ailleurs aura l’idée de se plaindre? C’est du gagne-petit, d’accord. Mais enfin cela fait une rente; je ne veux initier ici que les petits voleurs.
La principale difficulté pour la police, parait-il, c’est la complicité assurée de la machine: elle ne bavarde jamais, elle n’a pas de remords, elle ne demande pas sa part, et l’usager malhonnête sait que la première règle d’une bonne, programmation prévoit le blanchissement automatique de la mémoire dans tel et tel cas – tous les cas, en fait, correspondant à une activité d’enquête.
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On aura compris que c’est le personnel en relation constante avec la machine qui est le plus exposé aux tentations. Naguère, les journaux nous parlaient du caissier qui s’en va en «faisant» la caisse, ô préhistoire! Seul ou presque le caissier voyait l’argent de ses yeux. On pensait que c’était trop. Maintenant, personne ne voit plus l’argent, sauf aux guichets. L’argent est devenu une abstraction scellée dans une mémoire où la machine seule a accès. Mais la machine peut être manipulée de loin, d’un terminal, par téléphone, par radio. Certains types de malversations, par exemple dans les mouvements illicites de capitaux, ne sont devenus possibles, dit-on, que grâce au satellite de télécommunications.
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Laissons là l’anecdote. Quand on y pense, il est clair que le délit par ordinateur n’est qu’un cas particulier parmi la foule infinie des délits permis par le progrès.
Mais c’est un délit très particulier, où tout se fait par symboles et abstractions. Le besoin de s’en protéger a suscité des études nouvelles. Il pousse à la roue la transformation la plus étonnante de notre temps, celle que nul n’aurait pu prévoir il y a seulement 40 ans: l’extériorisation toujours accrue de nos activités mentales dans des machines.
Imperceptiblement, mais sans retour possible, l’activité mentale proprement humaine se circonscrit à l’innovation intellectuelle. On découvre peu à peu qu’une grande part de cette activité mentale, contrairement à ce que croyaient les philosophes, ne doit rien à ce qu’on appelle l’esprit, puisqu’on s’en débarrasse par l’électronique. Qu’est-ce alors que l’esprit?
Paradoxalement, l’esprit surgit parfois où l’on ne l’attendait pas: quand un voleur ingénieux trouve le défaut d’un algorithme. Cela donne à penser.■
Aimé Michel
Notes:
(1) Computer Capers, par Thomas Whiteside (Crowell éditions, 1978).