Le mouton n’est pas stupide
Revue La Vie des Bêtes, n°67, février 1967
C’était l’été dernier, dans les montagnes du Parpaillon, entre Embrun et Barcelonnette. Un crépuscule admirablement limpide faisait flamboyer vers le nord les glaciers du Pelvoux et de la Barre-des-Écrins. Nous dévalions une pierraille pour rejoindre la voiture avant la brume, quand mon fils proféra cette phrase insolite:
«— Regarde! La montagne marche!»

Il nous montrait du doigt, de l’autre côté du vallon, à deux ou trois kilomètres, une sorte de vaste croupe gazonnée se détachant de la montagne de Méale. Et, en effet. Dieu me pardonne, la montagne marchait! Ou, plutôt, c’était sa toison gazonnée qui marchait, comme si quelque géant facétieux l’eût lentement tirée à lui à la façon d’une peau glissant sur la carcasse d’un chien maigre. Sur la gauche, là où un petit vallon se dessinait au flanc de la pente, le mouvement prenait l’aspect d’un torrent, puis d’un fleuve. Nous nous étions arrêtés. Lorsque l’éboulement cristallin des pierres de la casse se fut tu sous mes pieds, je dis; «Écoute»: et la rumeur lointaine d’un troupeau nous parvint à travers le vallon, un concert continu de bêlements, de sonnailles, d’aboiements, de coups de sifflets. Le plan de la montagne en marche, c’était une rivière vivante de deux ou trois mille moutons canalisés par leurs gardiens vers le pacage nocturne, autour des cabanes. Comme nous étions en septembre et que l’herbe d’altitude avait jauni, le troupeau ressemblait à un déguisement mimétique. Quand il fut immobile, on eut peine à le distinguer. Et je pensai que si j’avais été un loup, un loup d’il y a quelques dizaines de milliers d’années, quand les moutons sauvages erraient encore librement dans les montagnes du Proche-Orient, cette humeur moutonnière que les hommes tiennent pour de la bêtise aurait peut-être trompé ma vue et je serais peut-être passé près du troupeau sans en soupçonner la présence, pour peu qu’un vent contraire en dérobât les effluves à mon odorat. Oui, il est vrai que les moutons ont un penchant, apparemment irrésistible, à s’agglomérer, à suivre les béliers de tête, à en imiter tous les comportements. La mauvaise plaisanterie de Panurge est tout à fait vraisemblable: que le troupeau du marchand ait tout entier et sans hésitation plongé dans l’océan à la suite du bélier jeté par-dessus bord par le facétieux compagnon de Gargantua; non seulement c’est possible, mais nous savons que la chose est arrivée, sous une forme un peu différente il est vrai. En Écosse, il y a quelques années, huit cents moutons sautèrent en une demi-minute du haut d’une falaise derrière leur chef de file pourchassé par un chien. La falaise n’était pas très haute. Tous ne furent pas tués. Mais cent vingt-trois y trouvèrent la mort. Combien de fois ai-je vu dans les montagnes de l’Ubaye un troupeau affolé par l’orage s’agglutiner n’importe où, immobile, toison contre toison, au risque (bien connu des bergers) d’attirer la foudre comme un immense condensateur. Je me rappelle avoir entendu maintes fois dans mon enfance l’histoire du troupeau foudroyé, précisément. Et les bergers, qui la connaissent, se hâtent, pendant les orages, de pousser leur bétail loin des crêtes.
Bête, le mouton? Voire…
Bêtise du mouton? Voire, comme dirait Panurge. Quiconque a passé une nuit dans une cabane de montagne, au milieu d’un vaste troupeau, gardera toute sa vie le souvenir d’une formidable, d’une aveugle puissance assoupie et toujours prête à s’affoler. Je sais bien que les loups et de nombreux autres fauves des régions tempérées ont vécu sur le mouton pendant les innombrables siècles qui ont précédé sa domestication par l’homme. L’homme lui-même comptait d’ailleurs parmi ces fauves. Mais combien de loups, combien d’ours et combien d’hommes sans doute ont été piétines, encornés, étripés par le flot d’un troupeau fonçant aveuglément derrière les monstrueux béliers aux lourdes cornes enroulées? Car il faut n’avoir jamais regardé un bélier de près pour continuer à prendre le pauvre petit mouton pour un être pitoyable et taillable à merci. D’abord, le mouton proprement dit, qui est le bélier châtré et dévirilisé, n’existe pas dans la nature. La nature ne connaît que le bélier, la brebis et l’agneau. Et le bélier est si éloigné de l’image absurde du pauvre petit mouton que, dans toutes les mythologies, sa puissante tête ornée de la double volute fut un symbole de force comme celle du taureau, et que, dans tous les troupeaux, le berger redoute le bélier devenu fou qui fonce aveuglément sur tout ce qui bouge. J’ai vu, dans mon enfance, un bélier furieux lâché dans le village par deux polissons qui voulaient rire. Le monstre était parqué dans un enclos en attendant que sa fureur lui passe. Il portait, de son front puissant, des coups à déraciner un arbre contre les poutres de la clôture. Après l’avoir convenablement agacé avec une longue gaule, nos deux amateurs d’émotions fortes ouvrirent de loin la porte de l’enclos, non sans s’être préalablement perchés au plus haut de la barrière. Le bélier sortit comme un boulet de canon, le front bas, et entreprit de faire payer aux promeneurs du village les rancœurs accumulées de sa séquestration. C’était le soir, les gens rentraient de leur travail, et quelques groupes bavardaient devant les portes. La première victime du furieux, alertée par la tambourinade des sabots, eut le temps de se retourner, mais non celui de se garer. C’était une vieille demoiselle redoutée pour ses tirades agressives et son humeur revêche. Cueillie au bas de sa maigre échine, elle s’envola gracieusement, bras et jambes en avant et atterrit dans une haie en poussant des cris de détresse. Sur son élan, le bélier nettoya rapidement la rue principale, renversant au passage trois ou quatre fugitifs attardés, bousculant une vache, et finalement pénétra au galop dans le bistrot à la suite d’un petit groupe de malins qui avaient cherché là leur refuge, les coudes au corps, sans avoir le temps de refermer la porte. La patronne affirme que ces messieurs se réfugièrent sans honte sur les tables en poussant des cris hystériques. Après diverses péripéties, le gentil petit mouton fut assommé de loin à coups de trique sur la nuque et ramené dans son bercail où, fort satisfait apparemment de son escapade, il se calma.
Les duels de béliers
On sait que la technique de combat du bélier est totalement différente de celle de la plupart des animaux à cornes. J’ai écrit tout à l’heure le mot «encorner», mais il est, à vrai dire, inexact. Le bélier ne se sert pas de sa corne comme d’une arme, du moins selon la technique de l’estoc: il ne frappe pas de la pointe. Mis en face de son ennemi, il recule de plusieurs mètres, parfois une dizaine au plus, démarre comme la foudre en poussant des grognements furieux, prend son élan et défonce tout de son crâne massif et baissé dans le prolongement du corps. Le combat est particulièrement impressionnant entre deux lourds béliers de masse et d’agressivité égales. Les deux fronts se heurtant de plein fouet font un bruit sourd de porte qu’on enfonce. Le vaincu s’enfuit souvent en titubant, groggy, ou même tombe assommé. Et, ma foi, il ne viendrait à l’idée de personne de s’interposer entre les combattants. Tout au plus, le berger qui veut éviter les dégâts tente-t-il une manœuvre de diversion en envoyant ses chiens attaquer au jarret par derrière, ou bien en intervenant au bâton, non sans s’assurer une retraite pour le cas où la fureur se retournerait contre lui.

Mais, alors, si les cornes ne sont pas directement des armes, à quoi servent-elles? Essentiellement à lester la tête. Et, aussi, très certainement, à l’orner. Il faut voir la noblesse naturelle d’un vieux bélier au cou épais et aux mouvements graves, et l’impression de force sauvage que dégage ce front énorme flanqué de la double spirale. La corne du bélier, comme celle du bouc, plus longue et moins massive, est un des plus beaux objets que la nature ait inventé. Il est probable qu’à l’état sauvage et dans les vastes troupeaux où la vie est pratiquement libre, la beauté des cornes joue un rôle séducteur sur la brebis et influence par conséquent les processus de sélection naturelle.
Je ne sache pas que des expériences aient été faites pour mesurer le pouvoir attractif des belles cornes sur ces dames de l’espèce ovine, mais les bergers pensent que les brebis ont effectivement tendance à choisir leur heureux propriétaire de préférence aux autres. Il est vrai que le possesseur des plus belles cornes est aussi — honni soit qui mal y pense — le mâle le plus puissant et le plus viril!
Troupeau contre loup
Les savants n’ont pas, à ma connaissance du moins, réalisé ces expériences, parce qu’en fait l’homme n’a guère étudié le mouton que dans un but intéressé, avec une arrière-pensée de gigots, de côtelettes et de toison. Et c’est parce que seule cette arrière-pensée nous inspire que nous tenons le mouton pour un animal stupide. Sa tendance à s’agglutiner en un troupeau massif et à suivre ses meneurs ne correspond en réalité, dans la nature, qu’à une lucide appréciation de ses moyens de défense. Isolé, le mouton ne tient pas devant le loup. Mais le loup ne sait que faire devant une masse compacte ne lui offrant qu’une ligne ininterrompue de redoutables fronts baissés. D’autre part, si le bélier inspire le respect, il n’est que trop vrai pour elle que la brebis, solitaire malgré son courage, est une proie sans défense. Dans le danger, son seul espoir de salut réside dans la vaillance de son mâle. À plus forte raison en est-il de même de l’agneau. Cela étant, que ceux qui proclament la bêtise du mouton, tentent d’imaginer un comportement plus efficace, plus propre à assumer la survie de l’espèce, que le comportement dit moutonnier? Dans la vie sauvage, il n’en existe point. Si donc les moutons agissent parfois stupidement dans l’état domestique, la faute en est à l’homme qui les a arrachés à leur milieu naturel, non à eux. Ce milieu naturel, quel était-il? Et comment a-t-il pris fin? Les préhistoriens qui ont étudié ces questions, comme M. Leroi-Gourhan, pensent qu’au début du néolithique, il y a quelque huit ou dix mille ans, des troupeaux de moutons sauvages erraient dans les montagnes plus ou moins desséchées (mais non désertiques) du Proche-Orient allant, sous la conduite de leurs béliers de pâturage en pâturage, en altitude l’été, dans les vallées et les plaines, l’hiver. La transhumance aurait été inventée non par les bergers, mais bien par les troupeaux. Et certains faits observés maintenant encore dans les pays méditerranéens montrent bien qu’il en était ainsi, puisque les chèvres à demi sauvages de la Corse centrale, à Albertacce, à Calocuccia, dans les maquis et les rochers du Monte d’Oro et du Monte Cinto, organisent encore elles-mêmes leur transhumance saisonnière en descendant vers le Sud en hiver, les boucs en tête, barbe au vent, en suivant des routes que ce petit peuple semble reconnaître infailliblement.
Il y avait donc d’immenses troupeaux sauvages errant de saison en saison sur leurs antiques itinéraires. Comment l’homme toujours affamé et à la recherche du moindre effort ne les aurait-il pas remarqués? Quoi de plus tentant que le gigot toujours disponible, quand il suffit, pour s’en assurer, de suivre tout simplement le troupeau dans sa pérégrination? Selon M. Leroi-Gourhan (et je passe sur ses arguments techniques, qui sont très convaincants), les tribus humaines qui s’étaient fait fort astucieusement ce petit raisonnement commencèrent donc à transhumer en compagnie des troupeaux. L’homme avait déjà le chien. Il s’en servit, ainsi que de ses armes et parmi elles la plus terrifiante de toutes pour les animaux: le feu, pour défendre le troupeau encore sauvage contre ses ennemis naturels, le loup et les fauves. Une sorte de cohabitation doublement consentante, de symbiose en somme, s’établit alors entre l’homme et le troupeau. Le mouton prit l’habitude d’être défendu par ce voisin étrange et tout-puissant, moyennant il est vrai une dîme payée de sa chair. Mais mettez-vous à la place du mouton: comment aurait-il su que l’homme ne prend soin de lui que pour un jour le tondre et le rôtir, alors que l’idée même de temps, de prévision à longue échéance, ne saurait entrer dans sa cervelle animale?
Quand, à la fin de sa carrière de mouton, il arrive enfin sous le couteau du boucher, il ne comprend pas ce qui lui arrive, même s’il a vu mille fois ce spectacle se dérouler sous ses yeux, car il n’a aucune mémoire. Ou du moins est-il dépourvu de cette mémoire-là. Et puis cette fin violente n’est après tout qu’un mauvais moment à passer. Son aventure finit mal, mais jusqu’à cette issue fatale le berger est un vrai père pour lui (je ne veux pas défendre ici le couteau du boucher, mais seulement montrer qu’après tout le mouton est bien excusable d’avoir accepté cette tutelle humaine que le chamois, le mouflon, le cerf et tant d’autres ruminants ont farouchement repoussée).
Les lois de la transhumance
L’homme ayant ainsi appris du mouton la technique de la transhumance, on peut penser que peu à peu la direction du troupeau changea, si j’ose dire, de mains, passant des béliers aux chefs du clan humain, insensiblement. Et quand l’homme commande au troupeau, il peut unir le troupeau des chèvres à celui des brebis, donnant ainsi son aspect définitif à la transhumance telle que nous pouvons la voir de nos yeux, telle que quelques-uns de nous l’avons vécue et peut-être la vivons encore, telle , enfin que Marie Mauron et Bosco l’ont si poétiquement décrite: boucs devant, ânes en queue, cheminant dans la poussière des drailles parmi les aboiements et les coups de sifflets, abandonnant derrière elle la luisante traînée des élégantes crottes brunes. Il n’est même pas impossible que l’entente des chèvres et des moutons ait précédé l’intervention de l’homme, sinon dans la formation d’un troupeau unique, du moins dans l’utilisation de pistes communes parcourues peut-être aux mêmes dates. L’observation d’un troupeau en «haute montagne» est en effet pleine d’enseignements. Car s’il est vrai que l’ordonnance du troupeau se fait sans recherche et sans effort sur les pistes de transhumance et que la brebis suit la chèvre et celle-ci le bouc, tout se disloque dans le pâturage. Ici, dans la liberté de l’altitude, chacun reprend ses mœurs originelles. La chèvre grimpe instinctivement dans les rochers que le mouton évite. Le troupeau des chèvres n’est jamais agrégé. Seuls les chevreaux sevrés ont quelque tendance à se grouper, beaucoup plus par goût du jeu et par l’espèce d’émulation qui les pousse vers les lieux les plus escarpés que par grégarisme. Chèvres et brebis se séparent donc, et il ne saurait en être autrement: ces deux éternelles compagnes du berger sont un peu entre elles comme la cigale et la fourmi. La chèvre est fantaisiste et pleine d’humour.

Ce n’est pas sans raison que les mots caprice et capricieux viennent du latin capra, chèvre. Il semble que la succulence d’une pâture lui soit sans agrément si l’on peut en jouir tout bêtement en bas, dans les confortables rondeurs du pâturage. Ce qu’il lui faut, ce sont les touffes inaccessibles, conquises au prix d’une escalade. La brebis, elle, se borne prosaïquement à brouter sans cesse, infatigablement, sans recherche, le nez dans les pattes de celle qui la précède, tondant le tapis vert avec une efficacité morne et méthodique. Comment imaginer que l’homme tout seul ait pu forcer deux bêtes si différentes à faire route ensemble? Si c’était là un fait de simple domestication, pourquoi se révèle-t-il pratiquement impossible de faire marcher ensemble des chèvres et des vaches, ou des moutons et des vaches?
Et cependant, bien que les chèvres se hâtent d’abandonner le gazon pour le rocher, elles se gardent toutefois de s’éloigner trop. Rien, dans les Alpes françaises où les transhumants viennent estiver, ne les empêcherait de prendre le large et de le garder. Je connais une montagne, sur les confins des Basses et Hautes-Alpes, où un troupeau d’une trentaine de chèvres vivaient naguère encore en totale liberté du 1er janvier à la Saint-Sylvestre. Il appartenait pour moitié à deux de mes amis qui habitaient aux deux extrémités de la chaîne, à quelque six ou sept heures de marche de distance l’un de l’autre. Tout le soin qu’exigeait d’eux ce troupeau était de lui monter de temps à autre un peu de sel qu’ils étalaient dans de longues gorges en bois ou sur des alignements de pierres plates, à 2’000 ou 2’300 mètres d’altitude. Les chèvres, notez-le, n’avaient nul besoin de ce sel: elles léchaient le salpêtre des cavernes et des baumes et s’en contentaient fort bien, si besoin était. Mais friandes de sel, elles étaient éduquées par ces distributions à venir vers la main qui le dispensait, ce qui permettait aux deux nonchalants bergers de ne se soucier d’elles que la veille des foires, pour faire leur choix, ou encore quand ils avaient besoin de viande.
Le test du labyrinthe
La chèvre pourrait donc fort bien revenir à l’état sauvage dans nos montagnes et s’y débrouiller aussi bien que le chamois. Elle ne le fait pas. Quand, vers la Saint-Michel, les marmottes regagnent leurs quartiers d’hiver et que les premières neiges recouvrent les pâturages jaunis, que les bergers et les chiens rassemblent le troupeau pour redescendre vers la Provence, les chèvres suivent docilement. Ou plutôt, comme je l’ai dit, elles précèdent. Il me semble peu vraisemblable de croire que le consentement d’une bête aussi naturellement rebelle soit le résultat de la domestication. Je penche plutôt à penser que le long voyage des chèvres et des brebis déroule l’ordre immuable de sa procession depuis des milliers et des milliers d’années, et que c’est en la suivant pour en tirer profit que l’homme a fini par s’en croire l’organisateur.
Quand on examine dans cette perspective certaines «expériences» faites par des savants américains pour tester l’intelligence du mouton, on se prend à penser, comme le disait le professeur Jacques Lecomte, que certains tests d’intelligence témoignent surtout de l’inintelligence de leurs auteurs.
Donc, pour mesurer l’intelligence des moutons, les zoologistes de l’Université Cornell, aux États-Unis, s’avisèrent d’abord de leur faire passer le test du labyrinthe: on lâche la pauvre bête dans un labyrinthe à double sortie; quand elle sort par la porte A, elle est punie (par exemple d’une inoffensive mais désagréable décharge électrique); quand elle sort par B, elle a droit à un peu d’avoine; on la remet alors à l’entrée, et l’on compte le nombre d’épreuves qu’il lui faut pour comprendre que l’on se moque d’elle — je veux dire pour qu’elle comprenne qu’on veut la voir sortir par la porte B. Résultat: «Les moutons se débrouillent assez bien, surtout les mâles.» On en déduit que les béliers sont plutôt plus intelligents que les brebis.
On voudrait pouvoir poser à ces graves expérimentateurs la question suivante: que représente un labyrinthe dans la vie d’une brebis? Car la réponse est: rien. À la rigueur, le bélier doit avoir, automatiquement un certain sens de l’orientation, une certaine mémoire des lieux. Mais la pauvre brebis, dont toute l’intelligence doit être tournée, sous peine de courir tous les dangers, à suivre docilement son mâle, comment se retrouverait-elle dans ce labyrinthe? C’est comme si le plombier, pour tester l’intelligence du savant, lui posait des colles de plombier. Un troupeau abandonné dans le labyrinthe d’une montagne sait fort bien s’y débrouiller seul. Un savant de l’Université Cornell s’y débrouillera-t-il aussi bien? Et s’il ne sait le faire, devrai-je en conclure que le savant est moins intelligent que le mouton?
D’autres expériences encore plus laborieuses (le mouton, pour faire tomber de l’avoine dans sa mangeoire, devait soulever un couvercle sans se laisser impressionner par un certain drap noir, etc.) aboutirent à la conclusion que le mouton est moins intelligent que le cheval, lequel est moins intelligent que la vache! Intelligent par rapport à quoi? Dans quelles circonstances naturelles le mouton, la vache et le cheval ont-ils eu, une fois dans leur longue histoire (une histoire qui dure depuis quelques dizaines de millions d’années), l’occasion de soulever un couvercle pour faire tomber de l’avoine?
Ce genre d’expérience ne nous apprend rien, et le grand mérite de savants tels que Lorenz, Tinberge, Hediger, et en France, Chauvin, Darchen, Lecomte, a été de comprendre que l’intelligence des bêtes doit être mesurée dans le cadre naturel de leur vie, quand elles sont aux prises avec des problèmes ayant une signification pour elles. L’instinct grégaire est une preuve de bêtise chez l’homme. Mais c’est cet instinct qui a sauvé le mouton sauvage, tout au long de siècles innombrables où l’homme, son futur berger, n’existait pas encore. Il fut donc bien inspiré pour lui et pour nous, de le suivre docilement Comme un mouton…■
Aimé Michel