La science et les coups de pieds

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Les invectives de Diogène

La science et les coups de pieds

Chronique parue dans la revue Atlas Air France n°91 de janvier 1974

 

Archiloque et moi allions méditant par les rues et les places, indifférents à la cohue de la ville.

«Parle-moi sans détour, me dit-il soudain. Toi qui as un esprit subtil, où penses-tu que vont les coups de pied au derrière qui se perdent?»

Archiloque est un penseur pénétrant. Sa sagacité me surprend toujours. Dans ce cas particulier, quoi de plus juste que sa remarque? Car il est vrai que je suis un esprit subtil. Oui, vraiment, rien de plus pertinent que cette observation. Chaque matin, en m’éveillant, la redécouverte de ma subtilité naturelle me stupéfie. Et voyez comme je suis modeste: je ne m’en vante jamais.

Quant aux coups de pied au derrière qui se perdent, je déclarai à Archiloque que sa question était idiote, et que je ne voyais pas pourquoi il fallait qu’ils allassent quelque part.

«Tu ne le vois pas parce que tu es un âne, reprit Archiloque (qui est très inégal, entre nous). N’as-tu pas appris que rien ne se perd ni ne se crée? C’est le principe de Lavoisier. Il y a des coups de pied au derrière qui se perdent: il faut donc qu’ils aillent quelque part. C’est cela, la Science.

— Eh! dis-je, peut-être existe-t-il une réserve où quelque Conservateur céleste les comptabilise dans le Grand Cahier des Coups de pied au derrière, avec Doit, Avoir et Bilan.

— Dans ce cas, affirma Archiloque, c’est un avaricieux. Il met tout de côté. De mon temps, je prétends qu’il s’en perdait moins. Tout le monde y avait droit. C’était plus démocratique.

— Peut-être, suggérai-je, peut-être le Conservateur céleste prévoit-il un temps de pénurie? La prévoyance, Archiloque, la prévoyance est une vertu.

— Je ne dis pas, mais tu oublies la redistribution. Le coup de pied au derrière circule énormément. Il est presque toujours redistribué aussitôt reçu.

— Que me chantes-tu là? Redistribué, mais toujours aux mêmes! Avoue-le: il y en a qui les collectionnent.

— Peut-être même qu’on en spécule! Si les coups de pied au derrière circulent, qui nous dit qu’il n’y en a pas des verts, comme les Eurodollars, en masse, et dont on ne sait que faire?»

Ainsi, allions-nous. Et la foule nous croisait, ignorante de nos pensers profonds.

Diogène

 

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