Ramage et plumage
Revue La Vie des Bêtes N°146, septembre 1970
La sterne qui surveillait sur ce coin de côte rocheuse les flaques laissées par la marée descendante vient de plonger et ressort de l’eau en tenant dans son bec pointu la proie à moitié avalée. Les deux garçons, alertés par le «plouf», interrompent un moment la construction du château d’Ivanoé entreprise, pelle en mains, dans le sable d’une minuscule plage bien abritée d’où l’on voit tout sans être vu.

— Moi, dit d’un air écœuré le petit rouquin qui semble être le contestataire du tandem, si j’avais fait tous ces oiseaux de mer, je me serais mieux débrouillé. Regarde-moi ça! Ils sont bien moches!
— Ah! dit le grand blond étonné en clignant des yeux derrière ses hublots. Ils sont moches? Je trouve qu’ils volent bien et qu’ils ont de belles ailes.
Ça, pour voler, ils volent. Mais ils n’ont pas de couleurs! rien que du blanc et du noir, comme sur la première chaîne. Alors quoi, le créateur, pourquoi il l’a mise sur la mer, là où on passe les vacances, sa première chaîne? Moi, les mouettes, je les aurais peintes en rouge, en bleu, en jaune, en toutes les couleurs comme les perroquets. À quoi ça leur sert, aux perroquets, d’être aussi colorés que des lampions? Ils vivent dans la forêt vierge, à ce qu’il paraît, juste là où il n’y a personne pour les voir!
Le grand blond se gratte pensivement la tête.
— Peut-être bien, dit-il, que c’est pour ça.
— Pour ça quoi?
— Peut-être bien qu’ils sont de toutes les couleurs parce qu’il n’y a personne pour les voir. Ils profitent qu’ils ne risquent pas de se faire repérer pour s’en mettre plein le dos, des couleurs. L’autre fait une geste évasif et il se remet au travail. Mais, je devine, sous la touffe raide et rougeoyante de ses cheveux pleins de sable, l’effort de la pensée. Ces oiseaux qui se cachent pour se déguiser, on voit bien qu’il n’en est pas satisfait. Quand on est beau, on se montre. Et quand on se montre, il faut se mettre sur son trente et un. Qu’est-ce que c’est que ces façons de ne pas oser affronter le regard des gens? Et soudain, il plante sa pelle dans le donjon d’Ivanoé et le saccage furieusement.

— Non! dit-il, non et non, ça ne colle pas ton truc! Tu déraisonnes (euh! il a employé un autre mot) vrai, tu déraisonnes complètement. Si c’était pour ne pas se montrer, hein, réponds voir un peu, qu’ils sont en noir et blanc, pourquoi pousseraient-ils leurs cris idiots? Kiê! Kiê! Kiê! C’est tout ce qu’ils savent dire, les oiseaux de la première chaîne. Non seulement ils sont moches, mais ils ne savent pas chanter. Ah, pour crier, ça oui! (là aussi il a employé un autre mot). Écoute-les, là-bas, sur leurs îles!
Les deux philosophes à la pelle font silence et tendent l’oreille.
Et, en effet, venant de l’essaim d’îles du golfe, un concert de jacassements discordants traverse jusqu’à nous l’air limpide. Nous sommes sur l’île de Callot — prononcer Calotte — au large de Carentec, dans le Nord-Finistère. Sous nos yeux, vers l’est, s’étend la magnifique baie de Morlaix, vraie baie d’Along bretonne, avec ses innombrables îles, îlots et récifs où se déroulèrent tant de faits d’armes, jadis, lors de nos vieux règlements de comptes avec les Anglais, et que l’histoire, un peu humanisée (du moins ici) a maintenant réservée aux oiseaux. À la jumelle, on voit leur blanc pullulement dans le vert de l’herbe rase et parmi les rochers de granit rose. C’est une merveilleuse bousculade de vie joyeuse et sauvage, témoignant des efforts des hommes pour essayer de réparer la catastrophe du Torrey Canyon. La marée noire a, certes, laissé des traces. Mais, le formidable élan créateur de la nature semble avoir bien surmonté l’épreuve. Les rochers ont été à peu près nettoyés. La souillure, peu à peu, s’efface, et, en tous cas, ne colle plus. On peut s’y asseoir impunément et, si l’on est oiseau, plonger n’est plus un suicide.
— Alors, reprend le rouquin, tu trouves qu’ils ne font pas tout ce qu’il faut pour se faire repérer? On croirait un million de basses-cours! Moi, si j’avais fabriqué toutes ces mouettes, je les aurais fait chanter comme des rossignols, par exemple. On n’entendrait plus le transistor de papa, d’accord, mais il t’amuse, toi, le transistor de papa?
O sainte sagesse, toujours renaissant à sa source après les assauts de la bêtise adulte (le petit rouquin aurait sûrement nommé cette bêtise-là d’un autre nom), ô sagesse des enfants que nous devons apprendre pour entrer au royaume des cieux, quelle divine surprise! Quoi, se pourrait-il que votre génération fût déjà celle qui nous débarrassera des transistors glapissant au fond des dernières solitudes? Mais, ne nous égarons pas. Vous aussi vous deviendrez adultes, et Dieu sait ce qu’alors vous inventerez pour remplacer le transistor. Écoutons plutôt votre voix tant qu’elle n’est pas encore assez savante pour ne savoir plus proférer que des, comment dis-tu, rouquin? des sottises, merci.
— Tu vois bien que si elles sont blanches, les mouettes, ce n’est pas pour éviter de se faire repérer, puisqu’avec tout ce boucan, même les aveugles en profitent. Alors pourquoi? Moi, je te le dis: c’est parce qu’on les a ratées. Il y a bien des ratés chez nous les hommes, dit le rouquin en regardant fixement son grand frère, pourquoi pas chez les oiseaux?
— Ah! dit le grand frère, sans doute habitué depuis longtemps à recevoir de son puîné le dernier mot des énigmes de ce monde. Et là, si on mettait un pont-levis?
Il ne faut jamais interrompre une réflexion enfantine, même si l’on croit tenir la réponse aux questions qu’elle se pose. La réflexion est plus importante que la réponse et, si vous n’êtes pas d’accord, changez votre enfant contre un dictionnaire, cela interroge moins et répond mieux.
Le ramage et le plumage sont de véritables armes
Le petit rouquin et le grand filasse se sont donc passés de mon grain de sel qui n’aurait su que les affadir. Je ne leur ai pas fait remarquer que tous les oiseaux de mer ne sont pas des mouettes, contrairement à ce que croit le vacancier hâtif: que neuf fois sur dix, ou même dix-neuf fois sur vingt, tout oiseau marin aperçu sur les côtes de France (sauf peut-être de La Rochelle à la frontière espagnole) est, soit un goéland argenté, soit une sterne pierregarin, soit un huîtrier-pie; et surtout, je n’ai pas voulu détromper leur optimiste croyance que si les oiseaux et les bêtes en général, sont ou font ci ou ça, s’ils chantent ou s’ils se parent de belles couleurs, c’est uniquement pour leur plaisir.
Je n’ai pas voulu parce que, bien au fond des choses, je suis convaincu que c’est vrai et qu’ils avaient raison. Mais que d’abstruses spéculations pour arriver à s’en convaincre!
En effet, à un premier niveau de connaissances, on doit convenir que tout dans la nature a son utilité, que ramage et plumage sont des armes dans la lutte pour la vie et la survie, que le perroquet a besoin de ses couleurs dans la forêt vierge comme nous avons besoin de nourriture et d’eau, et qu’on ne mange ni ne boit pour simplement s’amuser. Voyons par exemple le cas des oiseaux marins en blanc et noir et jetant leurs cris discordants dans le bruit des vagues. Comment expliquer ces particularités?
Comme toujours quand on se pose de pareilles questions, il faut, pour espérer les résoudre, suivre la méthode policière et raisonner à la façon d’Hercule Poirot et de Maigret.
Tout d’abord, remarquons que les oiseaux de mer ne sont pas les seuls à ne pousser que des cris discordants. Il y a aussi la plupart des palmipèdes et tous les rapaces.
Cela devrait être un indice. Pourquoi la buse ne gazouille-t-elle pas? Pourquoi l’aigle ne roucoule-t-il pas? Notre premier mouvement est de penser: parce que ce sont des bêtes farouches, cruelles, agressives. Mais cela ne signifie rien. Aucune bête n’est «cruelle», ou alors, toutes le sont. Prenez, par exemple, la pie-grièche écorcheur, qui embroche ses proies sur les piquants des buissons. Est-il possible d’imaginer mœurs plus cruelles que les siennes? Imaginons ce que serait un animal grand comme un cheval ou un tigre et se conduisant avec nous, comme elle avec les insectes: ce serait assurément, à nos yeux, le plus affreux monstre de la création. Dieu merci pour nous, la pie-grièche est un passereau, et elle n’empale que des insectes.
Et étant un passereau, elle gazouille: «gazouillis peu sonore, musical et prolongé, très imitatif», dit le Guide de Peterson Mountfort et Hollom, Vademecum de tous les amateurs d’oiseaux[1].
Donc, la «cruauté» n’a rien à voir avec les cris discordants, et, encore une fois, les bêtes ignorent la cruauté tout autant que vous-même quand vous condamnez une belle fleur à mort en la cueillant. Mais alors, où est l’explication? Considérons le cas des palmipèdes et spécialement des oies, canards et cygnes. Comme les oiseaux de mer, ils vivent sur, ou par l’eau. L’eau provoquerait-elle alors une allergie à la musique? Mais s’il en était ainsi, pourquoi les rapaces des déserts montagnards seraient-ils, eux aussi, allergiques à l’harmonie?
Décidément, les données du problème sont bien complexes. Ajoutons encore à la confusion: beaucoup d’échassiers — qui vivent dans l’eau — ont un joli chant, par exemple, les courlis. Le courlis cendré fait de très élégantes trilles. Ou encore, les chevaliers (gambette ou cul-blanc).
Cette complication indiquerait-elle que nous avons posé une question ne comportant aucune réponse, et que les oiseaux chantent de telle ou telle façon par une simple fantaisie de la nature? Mais la nature ne fait rien en vain. La réponse existe donc bien. Il faut nous demander ce qu’il y a de commun dans la vie que mènent les rapaces, les grands mammifères et les oiseaux de mer, et qui n’existe ni chez les passereaux à mœurs rapaces ni chez les limicoles et courlis. Et ainsi posée, la question commence à être moins obscure. Supposons par exemple que la buse et le goéland gazouillent et l’on comprend sur le champ que leur gazouillis ne leur servirait rigoureusement à rien. À la buse parce qu’elle occupe un très vaste territoire et doit donc signaler sa présence à très grande distance, et au goéland parce que sa voix doit couvrir la rumeur des vagues. Ce n’est pas l’eau qui engendre une allergie à l’harmonie, c’est l’agitation bruyante de l’eau qui couvre toute harmonie de son vacarme.

Et c’est bien ce que confirment les exemples du courlis et du chevalier, qui, à première vue, contredisent le comportement des oiseaux de mer: eux peuvent se permettre de pousser de jolies chansonnettes, puisque ce qu’ils affectionnent, ce sont les vasières silencieuses, les marais, les tourbières. Et, quant à la pie-grièche, on notera qu’elle utilise sa voix de deux façons: elle gazouille, mais elle sait aussi pousser un cri dur et rauque en forme de tchek! tchek! Et elle ne gazouille jamais que dans la solitude de son domaine, perchée, comme elle affectionne de le faire, sur la plus haute branche d’un buisson.
Restent les canards et les oies: ces oiseaux (et les cygnes) ne devraient-ils pas produire des chants aussi agréables que les courlis et les chevaliers? Si notre théorie est exacte, ils ne jettent leurs jacassements discordants que dans la nécessité de crier plus fort que le vacarme naturel du milieu où ils vivent, ou bien dans celle de se faire entendre de loin. Or, à première vue, les deux cas sont exclus, puisqu’ils vivent en sociétés grégaires dans des étangs, que l’étang est par nature silencieux et que dans le troupeau, on est toujours près de ses congénères.
Une tenue en noir et blanc pour un camouflage idéal
Et cependant, le vacarme existe bien chez eux: c’est le leur propre! La nature ici s’est enfermée dans un cercle vicieux qui d’ailleurs peut s’observer en de nombreuses autres occasions semblables: le canard crie pour crier plus fort que son voisin, comme tous les oiseaux grégaires. Peut-être (sait-on?) l’ancêtre du canard chantait-il agréablement comme le courlis. Mais dès l’instant qu’il acquérait des mœurs sociales, non seulement tout chant lui devenait inutile (mille mélodies désordonnées mises ensemble ne font qu’une cacophonie) mais il se voyait forcé de le remplacer par un cri plus capable de dominer le vacarme de son propre chant mille fois répété. Une confirmation de ceci se trouve dans le fait que tous les oiseaux grands chanteurs sont de farouches solitaires. Voyez le rouge-queue, voyez le rouge-gorge, voyez le rossignol, et le troglodyte, et tous les autres musiciens. Voyez surtout, preuve plus remarquable encore, le changement qui se produit chez les oiseaux chanteurs comme la grive musicienne lorsqu’ils abandonnent leur territoire pour émigrer.
Résumons. Chantent de façon agréable et compliquée, d’une façon générale, les oiseaux menant une vie solitaire, dans un territoire restreint, silencieux, et portant au loin la voix.
Poussent des cris grossiers et sans aucune musicalité tous les autres: ceux qui vivent toujours en groupe, comme les moineaux et les canards; ceux qui affrontent le bruit des vagues; ceux qui ont un très vaste territoire (les rapaces); ceux enfin dont le biotope est insonorisé (les oiseaux de la forêt vierge).
Voilà pour le ramage. Et le plumage?
Ici, le problème est plus simple: si les yeux ouverts sous cinquante centimètres d’eau de mer, vous regardez vers le ciel en vous interrogeant sur la meilleure façon d’échapper à votre regard, vous devrez vite convenir que le camouflage idéal, c’est la tenue blanche avec un peu de noir. Et c’est bien ainsi que la question est résolue par tous les oiseaux de mer: il s’agit pour eux de n’être jamais vus de ce qui nage.
Une amusante illustration de ce principe nous est fournie par le macareux moine, l’un des seuls oiseaux de mer arborant de vives couleurs: le rouge, le bleu et le jaune qu’il offre au regard ne sont visibles que de profil. De dessous, rien ne s’en laisse deviner. Et c’est la nécessité de cacher l’éclat de ces couleurs à tout regard vertical qui comprime latéralement le bec de cet oiseau de si comique façon.
La beauté, dans la nature, est toujours fonctionnelle, et inversement. C’est en quoi, parmi d’autres choses, elle nous dépasse. Il y aurait sans doute moins de hideur dans les œuvres des hommes si les animaux étaient plus souvent nos maîtres.■
Aimé Michel
Notes:
(1) Delachaux et Niestlé, éditeur.