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Les vivants et la mort
Jean Ziegler (Paris, Le Seuil, 1975)
Revue Question De. No 10, 1er trimestre 1976
Il y a quelque temps, je croyais pouvoir écrire ici que nos contemporains répugnent à parler de la mort, sujet tabou peut-être, disais-je.
Or, pendant que j’écrivais ces lignes, je ne sais combien d’écrivains, essayistes, philosophes et professeurs étaient en train de taper les dernières pages de force manuscrits sur le sujet tabou! Changement complet à vue, la mort est «in», on organise des débats sur la mort à France-Culture, la thanatologie fait un «tube».
Quant à moi, j’ai lu le livre de Jean Ziegler Les Vivants et la Mort, M. Ziegler est professeur de sociologie à l’université de Genève et ethnologue. Sa spécialité académique, ce sont les cultures des anciens esclaves noirs d’Amérique du Sud.
Il y a de nombreuses pages intéressantes et émouvantes dans son livre, notamment un tableau chaleureux des liturgies de mort chez ces Noirs de la diaspora sud-américaine et un résumé des études expérimentales de l’agonie faites dans des hôpitaux américains. Ces études montrent au moins que rien n’arrête la méthode expérimentale. Les savants américains ne se sont pas bornés à observer des milliers d’agonisants, à quantifier leurs comportements et à les mettre en statistiques, ils les ont interviewés, ils leur ont fait passer des tests; bref, ils ont fait avec les moribonds à peu près tout ce qu’il est scientifiquement possible d’imaginer. Ces savants distinguent sept stades dans l’agonie à partir du moment où l’intéressé (si l’on peut dire) a compris qu’il va mourir, à savoir: le choc, la dénégation, la colère, la dépression, les marchandages (c’est le moment où le moribond envisage encore quelque miracle, et j’ajouterai: non sans raison, rappelons-nous entre autres le cancer de Soljenitsyne), l’acceptation, enfin la «décathexis», stade qui constitue le vrai mystère de la mort et que l’auteur définit ainsi: c’est la «fin de toute communication. L’agonisant est encore présent, son corps, selon les paramètres actuels de la biologie, vit encore, mais sa conscience semble envahie par la perception d’une réalité qu’aucun vivant ne peut plus partager». M. Ziegler croit à la réalité de cette réalité. Moi aussi. Mais ceci est une autre histoire.
Jusque-là, le lecteur de cet article a toutes raisons de croire que le livre de M. Ziegler est un livre de savant. Venons-en donc à l’aspect essentiel de son ouvrage.
M. Ziegler estime que mourir est une chose horrible, épouvantable, et que cette abomination est le produit de ce qu’il appelle «la société capitaliste marchande». L’abomination de la mort n’est d’ailleurs, dit-il, qu’un des aspects de l’abomination totale, irrémissible et intégralement ténébreuse de l’Occident capitaliste marchand.
Mais, poursuit M. Ziegler, il y a une voie pour sortir à jamais de cette totale abomination: c’est, premièrement et avant toute autre chose, de détruire complètement l’Occident, de le raser au sol dans un gigantesque bain de sang. M. Ziegler croit ardemment à cette destruction prochaine, que, étant chrétien (semble-t-il, car son style, dont je parlerai plus loin, n’est pas d’une excessive clarté), il appelle l’Apocalypse. L’Apocalypse est là, elle est pour bientôt, nous promet-il avec une sombre délectation. Tout l’0ccident disparaîtra et, répétons-le, dans le sang, car «rien ne s’obtient qu’au prix du sang» (p. 290).
M. Ziegler n’explique guère comment l’0ccident va ainsi disparaître. Sa prophétie ne semble s’appuyer ni sur le catastrophisme pseudo-écologique ni sur l’espoir d’une grande désinfection nucléaire. Elle semble bien plutôt fondée sur la foi religieuse sans qu’on sache clairement laquelle. J’ai cru comprendre que l’Apocalypse se produira parce que Jésus l’a promise, quoique cela ne soit pas dit en toutes lettres. Quels qu’en soient la cause et le programme (peut-être une extermination de tous les Blancs par le Tiers Monde révolté), l’Apocalypse aura un effet «cathartique» et «purificateur»; l’humanité, une fois l’Occident disparu, sera guérie de tous ses maux. Comment? La réponse est la deuxième thèse de M. Ziegler: par le «passage au socialisme», qui rendra la société humaine «limpide». En quoi sera-t-elle limpide? Je n’ai pas non plus très bien compris, sauf sur un point: que rendre la société humaine limpide et supprimer toutes ses tensions et violences est le propre du passage au socialisme. Après le passage au socialisme par exemple, la mort ne sera plus l’épouvantail inventé par la société capitaliste marchande pour assurer l’exploitation de l’homme par l’homme: «Le tabou dont la société capitaliste marchande frappe la mort n’est qu’un aspect d’une stratégie d’occultation plus vaste: c’est la stratégie culturelle que la classe dominante met en œuvre pour sauvegarder le système d’inégalité qui la privilégie.»
Ce que M. Ziegler veut dire par là me laisse perplexe. D’autant plus que, dans ses gloses, l’auteur ne semble savoir user que du «frangrec». Par exemple, la mort s’appelle l’«événement thanatique». Un autre concept récurrent du livre est celui de thanatopraxis. Et encore cela n’est-il rien. Je veux bien (ici j’invente) qu’on remplace «rigolade» par «événement gélastique»› et qu’à «je vais pisser» on préfère: «je vais m’engager dans l’exocystidose». Passe donc pour les mots. C’est peut-être ainsi qu’il faut parler aux étudiants en sociologie comme au temps de l’étudiant limousin de Rabelais. Mais quand il s’agit d’idées? Que diable peut bien vouloir dire M. Ziegler quand il écrit: «Les hommes qui aujourd’hui réclament la liberté de mourir sont des révolutionnaires à condition qu’ils inscrivent leur révolte dans la lutte des classes; car la destruction de la classe capitaliste au pouvoir, de sa rationalité et de sa praxis est la condition préalable pour qu’une recherche du sens de la vie, donc de la mort, puisse être entreprise»?
Réfléchissons. Il doit donc exister quelque part des gens qui défilent en scandant: «Laissez-nous crever!», et à qui les capitalistes refusent cruellement ce droit si légitime. On n’en revient pas d’une telle dureté de cœur. Mais attention! Ces pauvres gens à qui la société capitaliste marchande refuse la liberté de mourir ont-ils inscrit leur révolte dans la lutte des classes? Grave question, car, s’ils ne l’ont pas fait, ils ne sont pas des révolutionnaires. Alors, qui sait? peut-être méritent-ils qu’on leur refuse ce qu’ils demandent puisqu’ils ne font rien pour la destruction de la praxis et de la rationalité de la classe capitaliste. Ce qui doit être un crime affreux quoi qu’il me faille croire M. Ziegler sur parole ne voyant goutte dans ce qu’il veut dire, à moins peut-être que ce soit ceci: les capitalistes empêchent les gens de mourir pour sauvegarder leurs privilèges. Si c’est bien cela, il faut reconnaître qu’ils exagèrent, à la fin, ces capitalistes!
Voilà, j’ai donc lu M. Ziegler, j’ai bien réfléchi et ma conclusion est qu’il doit y avoir quelque part quelqu’un chez qui ça ne tourne pas très rond. Dans son introduction, M. Ziegler envisage avec une louable objectivité le cas où ce serait lui. Il se demande si les convictions qu’il expose ne sont pas une «névrose d’Occidental» (p. 10). D’Occidental? Ah non, par pitié! Car alors quel casse-tête! Non, non, les fous, c’est nous, tenons-nous-en là, et vivement l’Apocalypse pour rendre toutes choses limpides!■
Aimé Michel
P.S. On n’en finit pas de scruter le livre mystérieux de M. Ziegler: il me vient soudain à l’esprit que, s’il faut passer au socialisme pour conquérir la liberté de mourir, alors Soljenitsyne n’a sûrement rien compris en donnant à son Archipel du Goulag la forme d’un réquisitoire puisque le Goulag, c’est la mort «socialiste» dans toute sa «limpidité».
Eh bien, pas du tout! M. Ziegler est aussi contre le Goulag. J’y renonce.