À la découverte de l’inconscient

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À la découverte de l’inconscient

Henri F. Ellenberger (SIMEP-Edition, 47, rue du 4-Août, 69 – Villeurbanne.)

Revue Question De. No 8, 3e trimestre 1975

 

Voici enfin, offert au lecteur français dans une édition très belle et très soignée, le chef-d’œuvre de Henri F. Ellenberger. Paru aux États-Unis en 1970, il avait presque aussitôt été publié dans les principales langues du monde malgré l’énormité du travail que représente la traduction d’un tel monument. Il faut féliciter l’éditeur français d’avoir mené cette tâche à bien. Il faut aussi féliciter la Fondation européenne de la culture qui y a contribué.

Henri F. Ellenberger
Henri F. Ellenberger

Disons d’abord en quoi consiste cette Découverte de l’inconscient: c’est, pour la première fois sortie de son ombre et de ses légendes, l’histoire de l’inconscient, de son rôle dans l’histoire de la pensée, de son apparition successive dans la magie, dans la religion, dans la thérapeutique, dans la philosophie, enfin dans la science.

Étonnant chef-d’œuvre (la critique l’a dit), le livre d’Ellenberger réussit le tour de force auquel aspire tout historien, celui d’avoir assimilé une formidable érudition en la dominant si bien que le livre se lit comme un roman malgré sa masse énorme (même au sens propre: plus d’un kilo et demi!), malgré les quinze années de travail, de lectures, de voyages, d’enquêtes, malgré plus de trois mille notes et références, malgré les innombrables analyses d’œuvres de toutes langues. Ce qui, en tout cas, eût été voué à rester une pesante thèse de spécialité présente en réalité tous les attraits d’une grande œuvre littéraire. Ellenberger sait magistralement ressusciter les atmosphères historiques, camper les personnages, animer les querelles d’idées.

Le résultat est une profonde révision de la trame de l’histoire, révision vraiment révolutionnaire en ce qui concerne plus précisément le rôle historique de l’inconscient. C’est ainsi que Freud, toujours présenté comme le premier dans ce domaine, n’arrive, en fait, chez Ellenberger que vers le troisième tiers de l’ouvrage (au chapitre 7 sur les onze qu’il compte). Avant Freud, que de faits méconnus, que d’hommes étonnants! Par exemple, les exorcistes d’avant les Lumières, tel ce curé Johann Joseph Gassner, héritier d’une longue tradition, qui chassait encore spectaculairement le diable au moment où Voltaire écrivait son Dictionnaire philosophique. On est également surpris de découvrir, en lisant Ellenberger, que Mesmer, l’inventeur du «magnétisme animal», souvent présenté maintenant comme un homme crédule, voire comme un charlatan, fut en réalité accueilli par les intellectuels de l’époque comme le vengeur du rationalisme philosophique contre la superstition.

La parapsychologie: pas si moderne qu’on le dit

Une autre surprise de taille que l’on éprouve à la lecture d’Ellenberger, c’est justement la constatation que tous les phénomènes étudiés maintenant par la parapsychologie étaient connus et décrits dans le détail, il y a presque deux cents ans, par des esprits libres de toute crédulité, notamment par le marquis de Puységur et ses continuateurs. On a même souvent l’impression que la parapsychologie moderne, avec son instrumentation de laboratoire et ses méthodes statistiques, n’a acquis sa respectabilité qu’au prix d’un appauvrissement peut-être désastreux: aucun parapsychologue ne s’intéresse plus à ces personnages bizarres, mais si instructifs, que sont les grands visionnaires, du genre Catherine Emmerich, qui continuent d’exister en plein XXe siècle, mais retournés à ce que les uns appelleront le surnaturel et les autres la superstition. Du temps de Puységur et de Brentano, on aurait essayé -d’étudier le Padre Pio et Marthe Robin.

Qu’a donc inventé Freud?…

Mais c’est la vraie histoire des fondateurs (orthodoxes ou hérétiques) de la psychanalyse qui constitue la surprise majeure du livre. Ellenberger, documents à l’appui, montre, en effet, que toutes les idées sans exception qui sont au fondement du système freudien existaient avant Freud; que le génie de Freud fut essentiellement de les organiser en un tout cohérent (ce que Debray-Ritzen a appelé une scolastique) et de leur donner une existence littéraire frappante en faisant des entités dotées d’un nom: complexe d’Œdipe, transfert, etc.; que ces systèmes, enfin, se sont développés à leur insu et à l’insu de leurs auteurs selon un modèle que seul un profond érudit pouvait reconnaître et démontrer avec clarté: le modèle des écoles de sagesse antique, pythagorisme, épicurisme, platonisme.

Sur le modèle des écoles helléniques

La ressemblance est, en effet, significative: culte du fondateur aux textes de qui l’on ne cesse de se référer; organisation en groupes cooptés; rites d’initiation (le psychanalyste doit commencer par subir sa propre psychanalyse auprès d’un maître reconnu); révoltes toujours renouvelées d’hérésiarques condamnés par l’orthodoxie et qui s’en vont fonder leur propre système (Jung, Adler); prétention à l’explication globale, universelle, non seulement de l’homme et de tous ses mystères, mais aussi de l’histoire, de la politique, de l’art, de la littérature, de la religion; tendance au totalitarisme pédagogique (les écoles hellénistiques n’étaient pas moins péremptoires que nos auteurs de réformes scolaires en matière de «païdéia»); virulence enfin. C’est la virulence, génératrice de polémiques toujours renouvelées, qui explique les légendes maintenant encore admises sur l’origine des doctrines psychanalytiques, légendes qu’Ellenberger, en remontant aux sources objectives, voit se dissoudre sous ses yeux.

Par exemple, il est faux que les doctrines de Freud aient été accueillies avec hostilité et étonnement, comme on le lit partout. Faux aussi qu’il ait été persécuté par les instances scientifiques officielles.

Mais au-delà des rectifications inévitablement entraînées par la première enquête approfondie sur la découverte de ‘inconscient, le livre d’Ellenberger élargit l’horizon de la nature humaine. Il en multiplie les dimensions. On se rend compte, en effet, en le lisant, que chaque époque a eu son idée limitée du mystère humain, idée qui s’est déplacée avec le temps comme fait le projecteur qui fouille une scène de théâtre et n’en montre jamais qu’un recoin. La plasticité de l’âme conspire à cette limitation historico-culturelle. En contribuant à faire connaître aux Français À la découverte de l’inconscient, la Fondation européenne de la culture a fait un coup de maître conforme à sa vocation. Son délégué pour la France, M. Joël Bouëssée, a eu la main heureuse. Qu’il en soit remercié.

Aimé Michel

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