Les trois folies du docteur Faust

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Les trois folies du docteur Faust

(Revue Archéologia N° 25 – novembre 1968)

 

Le premier homme qui découvrit une pépite, à quoi pensa-t-il? Cet ancêtre lointain, il me plaît de l’imaginer penché, se demandant si les mirages qui parfois montrent l’eau dans le désert peuvent aussi faire descendre le soleil dans le sable d’un ruisseau et y allumer les flammes d’un ciel de midi. Le soleil, son éclat, la chaleur de son éternel enfantement: voilà, je crois, ce que durent être les premières pensées du plus vieil orpailleur du monde. Comme la présence de paillettes dans le cours des rivières est un phénomène géologique, cette rencontre de l’homme avec son futur dieu de perdition a dû se produire il y a bien longtemps, dès les temps préhistoriques. Et cependant on n’en a nulle trace.

 

Les sépultures paléolithiques ne livrent que des allusions à la vie animale, aucune aux grands cycles cosmiques comme l’a fort bien montré Varagnac[1], il a fallu l’invention de l’agriculture pour que la sujétion de notre espèce à l’activité des astres devint évidente et que la magie animale cédât la place à l’idée, sans doute d’abord vaguement ressentie, d’une suprématie des réalités cosmiques et plus particulièrement célestes sur celles, subalternes et en quelque sorte esclaves, de la vie. L’homme qui subsiste de chasse trouve l’animal tout au long de l’année puisque ce dernier survit au passage des saisons. Au lieu que le végétal naît, grandit, enfante et meurt en même temps que se déroule l’infatigable ronde solaire avec ses moments décisifs marqués par les solstices, les équinoxes et les levers intermédiaires.

Le soleil, et l’or

Est-ce à dire que le soleil était absent de la pensée paléolithique? Pourquoi pas, si l’on admet de ne donner le nom de pensée qu’a l’activité consciente de l’esprit? Les insectes, si puissamment enchaînés à des phototropismes que la psychologie animale il y a trente ans, crut trouver dans ces réflexes l’exemple d’un déterminisme identique à celui de la chute des corps en physique, ne réagissent cependant pas au soleil comme aux autres sources lumineuses, puisque les papillons de nuit qui viennent se jeter dans la première flamme qu’ils voient ne montrent jamais la moindre velléité de monter vers lui. Le soleil guide la vie des insectes nocturnes (et des autres) et cependant ils semblent ne jamais remarquer sa présence. Telle fut peut être la place du soleil dans la pensée de nos ancêtres paléolithiques. Si la culture est une lente conquête du cerveau par l’intelligence, si elle est l’exhumation de nos pensées inconscientes à la lumière de notre regard intérieur, le soleil, en tant que pensée consciente des hommes est peut être une conquête des premiers agriculteurs. L’homme penché sur la première pépite put en subir la fascination comme la fourmi celle du soleil, sans le savoir. Ce rapprochement, ce lien de l’or avec le soleil sont profondément attestés à la fois par tous les mythes de la naissance de l’or et par les investigations de la psychologie des profondeurs. «L’or et le feu sont d’essence analogue» écrit Jung[2] qui souligne avec raison le rôle du métal dans les téophanies mithraïque et chrétienne. Le dieu principal de la liturgie de Mithra, remarque-t-il, se divise lui-même en Mithras et Helios, le Soleil, à un certain moment de la cérémonie où l’officiant prononçait ces paroles: «Tu verras Dieu dans sa toute-puissance, jeune, à la chevelure d’or, dans un vêtement blanc, avec une couronne d’or, avec des pantalons bouffants, tenant dans sa main droite l’épaule d’or d’un bœuf, qui est la constellation de l’Ours, qui meut et tourne le ciel montant et descendant à chaque heure. Alors tu verras jaillir de ses yeux des éclairs et de son corps des étoiles.» Ce texte, déjà remarquable en lui-même par l’union symbolique de l’or, du soleil divin et des cycles cosmiques dans une seule incantation, Jung le rapproche ingénieusement d’un texte chrétien contemporain du texte mithraïque: «Alors je me retournai pour voir quelle était la voix qui me parlait, et quand je me fus retourné, je vis sept chandeliers d’or et, au milieu des chandeliers, quelqu’un qui ressemblait à un fils de l’homme. Il était vêtu d’une longue robe, portait à la hauteur des reins une ceinture d’or, sa tête et ses cheveux étaient blancs comme la laine blanche, comme la neige, et ses yeux étaient comme une flamme de feu […] Il levait dans sa main droite sept étoiles» (Jung remarque ici que la Grande Ourse est composée de sept étoiles.)» … de sa hanche sortait un glaive aigu à deux tranchants, et son visage était comme le soleil lorsqu’il brille dans sa force.» On aura reconnu les versets 12 et suivants du premier chapitre de l’Apocalypse.

L’or et la présence d’un dieu

Dans ces deux textes composés, pourrait-on dire, sous une même inspiration qui, humaine ou divine, sa manifeste dans les profondeurs de l’Empire romain du premier siècle, infiniment loin de la littérature officielle de l’époque, la signification unique ou parallèle de l’or, du soleil et du divin est puissamment exprimée en versets où l’imagination saisit et où le cœur éprouve ce qui se dérobe à l’intelligence. L’or y est désigné comme le signe de l’illumination intérieure par la présence divine, concurremment avec l’éclatante lumière du soleil. J’ai suggéré ailleurs[3] que la littérature gnostique et apocalyptique des premiers siècles de notre ère pouvait peut-être s’interpréter comme une révolte de l’inconscient contre le rationalisme sans issue où sombrait lentement la pensée romaine, et plus précisément comme le songe prémonitoire de la fin de ce rationalisme. Pendant qu’Horace, Properce, Pétrone, Lucrèce, et les autres «valeurs reconnues» de la culture officielle peignaient sur le mystère des choses un trompe-l’œil où l’intelligence croyait retrouver sa propre cohérence en même temps que prouver l’absence des dieux, quelque chose, une intuition jaillie des profondeurs de l’instinct se prenait à songer à ce que cachait la fallacieuse peinture. Et dans ce songe, parmi les visions d’or, d’étoiles et de soleils, il y avait le Dieu inconnu prêché par Paul de Tarse sur l’Agora d’Athènes et auquel les sophistes trop instruits ne pouvaient plus répondre que par des sarcasmes. Nous allons voir que toutes les grandes folies de l’or prennent bien leur source dans quelqu’une des innombrables perversions inventées par l’homme pour se substituer au dieu absent, et que les quelques cas où cette folie a semblé réussir, correspondent à un complet détournement, l’or étant soudain reconnu comme un simple jalon sur la voie de l’illumination.

Les mythes faustiens

Ce que Faust cherche d’abord, c’est l’or. Il y passe sa vie, brûlant jeunesse et maturité au feu du souffleur, hanté par l’infinie puissance que le métal confère à ceux qui le détiennent sur toutes choses de ce monde. C’est le premier des mythes faustiens, celui de l’alchimiste dévoyé qui veut de l’or à pleines mains pour acheter, corrompre, posséder. Peut-on douter que la fureur de l’or de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance ait cette inspiration? Tandis que le chrétien rénové par l’esprit d’Assise renonçait aux biens de ce monde et ne voulait aimer la nature qu’en tant qu’œuvre de Dieu, le chrétien dévoyé dans le mal n’aspirait qu’à la possession violente, obtenue en défi à la malédiction du pain gagné à force de sueur et pour la satisfaction effrénée de l’égoïsme. Ce dévoiement était si conscient que l’alchimiste en tirait sans hésitation (sinon sans terreur) la conséquence logique qu’une telle possession ne s’acquerrait que dans le blasphème et la soumission au Diable. Il se proposait ouvertement pour but de se substituer au Dieu créateur et possesseur de toutes choses en pactisant avec l’Ennemi, en se donnant à lui en échange provisoire. Mais derrière le sens littéral de ce premier mythe il en est un autre encore plus inhumain parce que correspondant à une réalité concrète atrocement vécue par les hommes pendant des siècles: c’est que tout au long de ce temps les maîtres réels du monde pratiquèrent quotidiennement le crime pour être riches et puissants.

Horreurs et richesses

On frémit à contempler par exemple le portrait d’Elizabeth d’Angleterre par Isaac Oliver[4]. Le costume de la reine, élargi par une crinoline aux dimensions d’un demi-muid et exhaussé de fraises, de haubans et de tout un gréement qui tient de l’entomologie délirante, du décor de théâtre et de la galère, est tout entier constellé de perles, de bijoux, de broderies précieuses, de pierres, d’or, de diamants. Il y en a des kilos et l’on devine que le seul dessein de cet hideux chef-d’œuvre fut l’entassement. Cette femme est un meuble, un carcan, un échafaud d’où n’émergent que le visage glacé, sinistre, et des mains grasses crispées sur un sceptre et un globe d’or. On est encore plus terrifié quand on sait l’histoire de ce costume. Toutes les perles avaient été données par le Pape Clément VII à sa mère Catherine de Médicis, puis par cette dernière, à sa belle-fille, Marie Stuart: trois noms et déjà que de crimes! Et pour couronner le tout, il faut encore se rappeler que Marie Stuart fut elle-même assassinée par Elizabeth, et que ces perles peintes avec tant de soin par Isaac Oliver furent ramassées dans le sang du cadavre par l’assassin si satisfait de poser devant le peintre.

La plupart des portraits d’apparat de cette époque et du XVIIe siècle sont aussi sinistrement faustiens. Comme le soulignent les historiens des bijoux[5], c’est sur ces portraits bien plus que dans les musées qu’il faut chercher les témoignages historiques de la folie de l’or. Les bijoux anciens sont en effet très rares. Les plus fastueux ont disparu, victimes, à chaque époque, des variations de la mode et aussi des désordres et des guerres qui parfois n’avaient d’autre objectif que ces bijoux eux-mêmes (les guerres des Conquistadores par exemple). Parmi tant de portraits terrifiants, je citerai encore celui de Maria Anna d’Autriche, femme de Philippe IV d’Espagne par Velasquez. Celui-là n’effraie pas pour les mêmes raisons que celui d’Elizabeth. Il n’est pas un charroi d’orfèvrerie et le costume ne manque pas, dans sa somptuosité, d’une certaine rigueur espagnole. Mais il faut, après avoir étudié à la loupe le devant de corsage d’or et de pierres accroché entre les deux seins, prendre à deux mains son courage pour observer le visage de la reine. La tristesse bovine, l’imbécilité, la morgue stupide résument tout un monde de nations et de femmes à l’encan, de peuples vendus par contrat moyennant un accouplement sans amour, de mariages conclus au comptoir des ministres pour l’or et pour lui seul.

Magie de l’or

Le deuxième mythe faustien, immortalisé par Goethe, est celui de la magie. Le souffleur a vieilli, l’or s’est dérobé, et même s’il a bien voulu naître et se multiplier au fond de la cornue, son propriétaire caduc ne sait plus comment en jouir avec un corps usé. Le temps se dérobe devant lui, il sait maintenant que conquérir l’or, c’est poursuivre une ombre. Mais il a encore appris pendant sa longue quête que les puissances qui délivrent l’or détiennent aussi la source de jouvence. L’or, c’est la science et c’est la domination des forces qui nous asservissent, et d’abord, du temps qui nous abat. La pierre philosophale transforme le plomb en or, mais elle rend aussi au vieillard son corps de vingt ans. Nous sommes ici au cœur d’un mythe bien plus obscur que le premier, plus sacrilège aussi. L’or n’est plus un but, ni même un moyen. Il est le truchement d’une initiation. Les âmes simples interprètent le mythe dans sa littéralité: j’en connais, en plein vingtième siècle, qui croient fermement que la recherche chimique de l’or, parvenue à un certain niveau de connaissance, confère des pouvoirs supranormaux, capables de transformer le corps et de le délivrer de ses servitudes. Ils citent Fulcanelli, le mystérieux alchimiste auteur des Demeures philosophales, disparu sans laisser de traces il y a un quart de siècle après avoir annoncé sa disparition. Ces âmes simples se trompent-elles? Qui le sait? Les sophistes de l’agora aussi tinrent Paul de Tarse pour un simple. Et l’on sera toujours prudent de se rappeler le mot d’Arthur C. Clarke, le grand écrivain anglais qui fut aussi directeur des Physical Abstracts: «Toute technologie supérieure a forcément les apparences d’une magie».

L’or et la quête du savoir

Quoiqu’il en soit, le mythe peut être supposé réduit à son propre symbole sans perdre rien de sa profondeur. Il signifie alors que la recherche de l’or est le commencement d’une autre recherche. Et qui le niera? Qui niera que la bourgeoisie née de l’or ait mis le Moyen-Âge au tombeau et que l’une des conséquences lointaines de l’émancipation du bourgeois par l’or au temps d’Etienne Marcel soit l’explosion du Siècle des Lumières? L’or apprend le doute et le doute invite à l’expérience qui est le commencement de toute science. Mais la sottise ensemencée par la science accouche du scientisme qui croit la science close et renouvelle le suicide romain en peignant des trompe-l’œil sur les abîmes. Le faux savant, persuadé de savoir tout, nie Dieu en se substituant à lui, et du même coup s’annule lui-même. Sa logique interne le conduit en effet à se persuader que rien ne reste plus à découvrir (puisqu’il sait tout), et que, puisque ce monde délivré de tout mystère n’en est pas pour autant délivré de la douleur, du désespoir et de la mort, c’est (ainsi que le disait Renan) que la vérité est triste. Il n’est besoin que d’ouvrir les yeux et de savoir lire pour reconnaître le poison de cette funeste sagesse, même chez les plus sages de notre temps, chez un Jean Rostand par exemple. Cette analyse est vraie (me semble-t-il) quelle que soit l’idée que l’on se fait du divin, personne transcendante ou immanence en gestation dans l’homme. Une chaîne secrète relie à travers les méandres de l’histoire la recherche de l’or alchimique au désespoir résigné du scientisme. Et cette même histoire montre qu’aussitôt admise l’absence de Dieu (quelle que soit, encore une fois, la définition qu’on en donne) on ne tarde pas à consentir à l’absence de l’homme.

La même dialectique qui explique l’aspiration au divin par la psychanalyse ne voit dans l’homme qu’un phénomène comme un autre, une sorte de hasard cosmique enfanté par le jeu aveugle des mécanismes, qui vient du néant et ne va nulle part. L’homme actuel, écrit Camille Arambourg dans le Dictionnaire rationaliste marque probablement le terme de la cérébralisation[6]. J’ai du reste entendu un jour cet éminent savant exprimer l’avis qu’une hypercérébralisation de l’homme pourrait amener la fin de l’espèce, comme les grands reptiles du secondaire sont morts de leur gigantisme. Quand on se souvient que, selon Marcelin Berthelot, la science moderne est née dans les cornues de l’alchimiste, on ne peut s’empêcher de rêver aux conséquences lointaines de l’aventure alchimique. Faust fasciné par l’or, puis par sa régénération physique, n’est sauvé ni de la mort ni de la perte finale. Il y est même conduit tout droit par le chemin trompeur qu’il prend pour s’en libérer.

Mais le troisième mythe faustien va nous proposer un retournement inattendu, que d’ailleurs laissaient pressentir les deux textes religieux cités par Jung.

L’or, le plus noble des métaux

Recherche pour lui-même, puis comme truchement d’une métamorphose physique, l’or alchimique peut aboutir à la révélation divine par le complet dépassement de soi. Et ce dernier Faust-là, que Goethe n’a pas vu parce que l’étude scientifique des mythes ne date que de quelques décennies, il faut, pour le retrouver, aller aux sources mêmes de l’alchimie traditionnelle. Je citerai tout d’abord le fameux Bergbüchlein, petit livre allemand imprimé pour la première fois à Augsbourg en 1505, traduit par Daubrée et un ingénieur des mines en 1890[7], et commenté avec sa clairvoyance coutumière par Mircea Eliade[8]. Pour l’auteur inconnu du Bergbüchlein, l’alchimiste reprend et achève l’œuvre de la nature en même temps qu’il travaille à se faire lui-même. Mais comment achève-t-il l’œuvre de la nature? C’est très simple. Écoutons le vieux souffleur de cornue: – S’il ne se trouvait point d’empêchements extérieurs pour s’opposer à l’exécution de ces desseins […] la Nature achèverait toujours ses productions (c’est-à-dire que tout son cuivre, son fer, son plomb se transformeraient finalement en or). C’est pourquoi nous devons considérer la naissance des métaux imparfaits comme celle des avortons et des monstres, qui n’arrive que parce que la nature est détournée dans ses actions, qu’elle trouve une résistance qui lui lie les mains et des obstacles qui l’empêchent d’agir aussi régulièrement qu’elle n’a accoutumé de le faire […]. De là vient qu’encore qu’elle ne veuille produire qu’un seul métal (l’or), elle est néanmoins contrainte d’en faire plusieurs

Cette théorie, c’est ce qu’Eliade appelle «l’embryologie des minerais»: tous les métaux procèdent les uns des autres en s’épurant de plus en plus pour aboutir à l’or. Et si l’on ne trouve pas que de l’or en terre, c’est parce que la nature n’a pas toujours pu achever son œuvre de métamorphose. L’alchimiste est donc un sauveur de la nature: «Il aide celle-ci à remplir sa finalité, dit Milcéa Eliade, à atteindre son idéal, qui est l’achèvement de sa progéniture – minérale, animale ou humaine – jusqu’à la maturité suprême, c’est-à-dire jusqu’à l’immortalité et la liberté absolue (l’or étant le symbole de la souveraineté et de l’autonomie).»

Un autre vieux grimoire cité par Eliade, la Summa perfectionis, qui date, celui-là, du XIVe siècle, écrit que «ce que la nature ne peut perfectionner dans un très grand espace de temps, nous pouvons, en peu de temps, l’achever par notre art», idée encore reprise et très clairement exposée par Ben Jonson dans sa pièce The Alchimist (acte-II, scène II): Surly: L’œuf est donné par la nature et il est poussin in potentia Subtle: C’est là ce que nous dirons du plomb et des autres métaux qui seraient de l’or s’ils en avaient le temps.

Mammon: Et c’est là ce qu’achève notre art.

L’étrange est que ces conceptions transmutationistes, si proches des résultats obtenus par la moderne chimie atomique et par les cycles (comme celui proposé par Bethe) au travail dans les étoiles, sont aussi attestés chez les métallurgistes de l’Afrique Noire[9]. Chez les Bayeka, au moment d’ouvrir une nouvelle galerie, le chef, entouré d’un prêtre et des ouvriers, récite une prière aux esprits du cuivre ancestraux qui règnent dans la mine.

L’or et le mystère des mutations

Mais ceci ne concerne que le métal lui-même. Mircéa Eliade a magistralement montré que l’idée alchimique d’une transmutation de la matière, se retrouve exposée selon un scénario parallèle, dans le scénario de tous les anciens mystères gréco-orientaux.

– On sait, écrit-il, que l’essentiel de l’initiation aux Mystères consistait dans la participation à la passion, à la mort et à la résurrection d’un dieu […]. Les souffrances, la mort et la résurrection du Dieu, déjà connues du néophyte en tant que mythe, en tant qu’histoire exemplaire, lui étaient communiquées, durant l’initiation, d’une manière «expérimentale». Le sens et la finalité des mystères étaient la transmutation de l’homme: par l’expérience de la mort et de la résurrection initiatiques, le mythe changeait de régime ontologique, il devenait immortel.

«Or, poursuit Eliade, le scénario dramatique des «souffrances», de la «mort» et de la «résurrection» de la matière est attesté dès le commencement dans la littérature alchimique gréco-égyptienne. (Ces différentes phases) sont déjà attestées dans les Physika et Mystika pseudo-démocritéennes (fragment conservé par Zosime), donc dans le premier écrit proprement alchimique (IIe-Ier siècles av. J.C.)»

Un texte de Zosime lui-même, donc quelque peu postérieur puisque cet auteur vécut au IIIe siècle de notre ère, est encore plus explicite et va exactement au plus profond de la symbolique de l’or et du travail alchimiques.

Zosime y raconte un rêve qu’il a fait et au cours duquel un personnage appelé Ion lui révèle qu’il a été percé d’une épée, taillé en pièces, décapité, écorché, brûlé dans le feu, et qu’il a souffert tout cela afin de changer son corps en esprit. Zosime se réveille alors et se demande si tout ce qu’il a vu en rêve ne se rapporte pas au processus alchimique de la combinaison de l’Eau, et si Ion n’est pas l’image exemplaire de l’Eau (l’eau dont il est question est évidemment l’aqua permanens des alchimistes et ses tortures par le feu, comme l’a montré Jung correspondent à l’opération de la séparation).

L’or, symbole du salut

Tout est dans ce texte: l’assimilation de l’opération alchimique au sacrifice divin, la transmutation parallèle de la matière vile en or et du corps en esprit par le passage à travers la souffrance, et enfin le fait, si précieux du point de vue de la psychologie des profondeurs, que tout cela soit d’un songe, comme l’archétype d’une idée incarnée dans l’inconscient de l’espèce humaine. Si l’on était superstitieux on se prendrait même à rêver un peu sur ce personnage, Ion, qui porte le nom de l’atome chargé et libre. Pour que Zosime, au sortir de son rêve ait eu l’idée que celui-ci pouvait symboliser l’opération alchimique, combien fallait-il que son assimilation à un sacrifice divin lui fût familière! Mais alors nous touchons avec lui, sous la direction de ce vieux maître retourné en poussière il y a tant de siècles, au dernier symbolisme de l’or qui est sans doute aussi le plus ancien et le plus vrai: celui du salut. Parce qu’il achève le cycle des métamorphoses métalliques, parce que cet achèvement peut être accéléré par la souffrance, parce qu’il est beau, parce qu’il brille, parce qu’il est massif et pèse plus que tout autre corps (sauf le platine, alors ignoré), l’or est l’image de l’homme à la recherche de sa propre transfiguration.

L’homme mortel est plomb, il se sent déchu, malheureux, frustré de sa vraie nature. Il est ce dieu tombé qui se souvient des cieux, et qui, comme le plomb, mûrissant lentement sa métamorphose finale, aspire à sa régénération. Plus et mieux, en s’assimilant au métal, il participe à la symbolique divine de celui-ci, puisque le dieu enseigné dans les mystères et qui n’est pas celui des philosophes et des savants mais bien de dieu sensible au cœur, ce dieu-là est lui aussi souffrant, lui aussi mortel, lui aussi promis à la gloire de la résurrection.

En voilà assez, semble-t-il, pour indiquer quelques voies de réflexion aux perspectives illimitées. Car le lecteur aura déjà pensé à une autre assimilation qui ne peut manquer de venir à l’esprit: celle de l’ascèse. La démarche ascétique n’est-elle pas en effet celle d’Ion, le mystérieux visiteur des songes de Zosime? L’ascète, comme le plomb, ne marche-t-il pas à travers les ténèbres et le feu vers sa transfiguration? La généalogie des métaux ne ressemble-t-elle pas aux degrés de la montée vers la lumière divine qui n’est que l’or de l’esprit[10]?

L’or: secret de l’âme en quête de perfection

Et dès lors, peut-être conviendra-t-on que la triple folie de crime, d’or et de sainteté qui s’empara de l’Espagne au XVIe siècle n’est peut-être pas imputable aux seuls hasards de l’histoire. Peut-être un secret travail de l’âme explique-t-il à la fois les conquistadores, les églises gorgées de trésors baroques et la flamme intérieure de Thérèse d`Avila.

Ce n’est pas en Espagne que cette idée m’est venue la première fois, mais à Carthage, un soir que je regardais l’ombre de l’antique colline sacrée s’allonger à mes pieds vers la mer. Il y a vingt-cinq siècles, la fumée du suif humain noircissait ici même, non loin de l’endroit où s’élève la blanche basilique, les murs du Tophet de Tanit, et de Baal Hammon, les dieux dévoreurs d’enfants. Par-delà l’abîme du temps, la clameur des petites victimes montait encore à mes oreilles. C’était le printemps, le violent printemps tunisien où les fleurs surgissent comme une marée. Les insectes butinaient dans les buissons multicolores. Un petit Arabe me proposait (et me vendait pour un franc cinquante) une de ces lampes carthaginoises garanties authentiques comme on en fabrique des bateaux entiers en Sicile. Et je voyais le fantôme de la ville aux toits d’or surgir peu à peu des brumes du crépuscule, avec ses fastes, son agitation de fourmilière, avec son âpre passion des biens de ce monde et sa hantise de l’au-delà. Fallait-il qu’elle les aime et qu’elle les craigne, ses dieux terribles, pour leur donner ainsi ses enfants!

Folie de l’or, folie du crime, folie du surnaturel, les trois démences du Docteur Faust avaient ici jadis animé tout un peuple. Et peut-être était-il mort de n’avoir pas su mûrir à temps, comme le plomb au feu faute d’accomplir à temps sa dernière métamorphose. À l’autre bout de la Méditerranée, un autre peuple sémite se préparait obscurément à l’holocauste de Titus en découvrant en lui l’or qui ne fond pas. Un jour il le donnerait au monde.

Aimé Michel

Notes:

(1) André Varagnac. Archéocivilisation du feu. (Archéocivilisation, n° 1-2); EnergoIogie et œuvres de vie. (Archeocívilisation, n° 3-4).
(2) C.J. Jung: Métamorphose de I’âme et ses symboles. (Genève, 1953).
(3) Aimé Michel: La fin d’un monde. (Planète, 42).
(4) Claude Frégnac: Les bijoux. (Hachette), p. 6.
(5) Voir notamment l’œuvre de Joan Evans, la savante historienne d’Oxford.
(6) Voir, dans le Dictionnaire Rationaliste les articles Origine de l’homme, Mythe, Mystère, Psychanalyse et Religion, etc.
(7) A. Daubrée: La Génération des minéraux métalliques dans la pratique des mineurs du Moyen Âge (Journal des Savants, 1890, pp. 379-392 et 441-452).
(8) Mircéa Eliade: Forgerons et alchimistes (pp. 50 et suivantes).
(9) Cline: Mining And Metallurgy In Negro Africa.
(10) Voir aussi Alpinisme et Alchimie dans mon Histoire et Guide de la France Secrète (Denoël).

 

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