Le train des artichauts

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Les invectives de Diogène

Le train des artichauts

Chronique parue dans la revue Atlas Air France n° 72 de juin 1972

 

«Mon bon Diogène, remerciez-moi. Voilà un an que j’étudie votre cas. Il est très clair. Non seulement je peux vous dire ce qui brinquebale là-dedans (l’index de mon interlocuteur vissa dans sa tempe un écrou invisible), mais je sais comment vous améliorer.

– Vraiment?» dis-je, alléché, considérant mon visiteur.

C’était un monsieur d’un certain âge, l’air triste, tout agité de tics. Il ne cessait de mettre et d’ôter son chapeau.

«Vraiment! Mais permettez que je me présente. Je suis psychanalyste. Grosse expérience. Mon Freud sur le bout du doigt. Expert en tout. Rien ne me résiste. Vous, par exemple, dites-moi: rêvez-vous?

– Beaucoup.

– Excellent, racontez-moi un rêve qui vous a frappé.

– Voilà, dis-je après un moment de réflexion. Celui que je vais vous dire m’a obsédé plusieurs mois, troublant péniblement mon sommeil. J’ai eu beaucoup de mal à m’en débarrasser. Je me voyais près d’une voie ferrée, parfois même dessus. Un train arrivait sur moi à grande allure. Il était très long et faisait un vacarme terrifiant qui naissait dans le lointain et se rapprochait inexorablement. Bientôt, je le voyais déboucher d’une courbe à quelque cinq cents mètres et foncer vers moi à toute vitesse en jetant un coup de sifflet menaçant. À ce moment, le rêve devenait très oppressant. Quand il arrivait que je fusse sur la voie, je vous avoue que j’avais, si vous me passez cette expression vulgaire, les grelots. Oh, oui! J’avais une peur affreuse, et surtout celle de me réveiller tout à fait.

– Très intéressant, dit le psychanalyste en manœuvrant fébrilement son chapeau. Passionnant. Et après?

– Après, la locomotive m’arrivait dessus et suivez-moi- bien: au moment le plus atroce, quand enfin j’étais sur le point de me réveiller en tremblant, elle passait à côté de moi, le train défilait avec un bruit épouvantable et disparaissait en s’enfonçant dans un tunnel. Alors, oh, mystère des songes! j’éprouvais un merveilleux soulagement dans tout mon être.»

Le psychanalyste me considéra longuement avec tendresse. Mon rêve l’avait tellement subjugué que, pendant au moins deux minutes, aucun tic ne secoua son visage, et qu’il oublia de manœuvrer son chapeau.

«Je suppose, me dit-il enfin, que le superbe symbole de ce rêve ne vous a pas échappé?

– Le symbole? Quel symbole?

– Comment, quel symbole? Mais voyons, cela crève les yeux. Ne savez-vous pas que les locomotives, comme tous les puissants véhicules sont des symboles phalliques? Et si d’ailleurs l’on pouvait en douter, cette pénétration dans le tunnel, et ce merveilleux soulagement… Enfin, mon bon Diogène, seriez-vous encore plus idiot que vous ne paraissez? Faut-il vous faire un dessin?»

Je me grattai longuement la tête, en proie à la plus vive perplexité. S’il y avait un symbole dans ce rêve, cela bouleversait toutes mes conceptions. Je lui demandai s’il était absolument certain de son symbole.

Il fut formel.

«Les analyses de Freud, dit-il, ont montré de façon irréfutable que le sexe se déguise dans nos rêves, qu’il y apparaît inlassablement sous des formes nombreuses et variées, mais toujours évocatrices, formes qui ont été répertoriées: les puissantes voitures, les locomotives sont des symboles phalliques.

– Alors, dis-je, il faut que vous m’expliquiez quelque chose. Car, comme je vous l’ai dit, je n’ai réussi à me débarrasser de ce rêve obsédant qu’au prix d’une ruineuse dépense.

– Je vois: vous vous êtes fait psychanalyser.

– Qui, moi? Non. J’ai déménagé.

– Que voulez-vous dire? Que vous vous êtes débarrassé de votre rêve en déménageant?

– C’est cela même. En déménageant. Et à mon grand regret. Je venais de m’installer à Meudon dans une ravissante petite maison du parc des Grimettes. Hélas! non loin de là, il y a la voie ferrée. Tous les matins vers 3 heures, le train des artichauts, délesté pendant la nuit de son chargement, ramenait ses innombrables wagons vides vers la Bretagne. Vous ne sauriez, imaginer le boucan que ce maudit train libérait en franchissant le viaduc de Meudon, juste avant d’arriver à ma hauteur. C’était infernal. Certes, il disparaissait aussitôt après dans le tunnel. Mais le mal était fait: tout Meudon faisait des cauchemars.

– Le train des artichauts disparaissait dans le tunnel de Chaville? dit le psychanalyste, qui semblait contrarié.

– Oui. Je dus donc, la mort dans l’âme, trouver un autre logement très loin de là, à Ivry. Ce qui me coûta les yeux de la tête. Mais de ma vie, depuis, je n’ai plus rêvé de train ni de tunnel. Si donc ce train était un symbole…

-Laissez, dit le psychanalyste.

– Mais si ce train…

– Laissez, vous dis-je. Je n’ai que faire de vos rêves stupides. Adieu, monsieur.

Il chercha son chapeau, mais ne le trouva pas: il l’avait dans la main.

Diogène.

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