Une ténébreuse affaire de pancartes

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Les invectives de Diogène

Une ténébreuse affaire de pancartes

Chronique parue dans la revue Atlas Air France n° 71 de mai 1972

 

De mon temps, à Athènes, la place publique était le rendez-vous des bavards et des voleurs.

J’aime bien les bavards et les voleurs. Parce qu’ils garantissent, les premiers la diffusion de la sottise, et les seconds la circulation des biens.

Oui, il m’arrive de regretter les voleurs et les bavards de l’Agora (c’était le nom de la place publique à Athènes).

L’autre jour, je méditais dans mon tonneau, l’âme en paix avec l’univers, lorsqu’une énorme rumeur se mit à grossir du côté de la rue de droite.

Hurlements, bruit de cohue, fracas d’objets brisés et, soudain, une foule piétinante débouche sur l’Agora, chargée de pancartes et de gourdins, scandant «vive je-ne-sais-qui!» et «à bas je-ne-sais-quoi!».

Vingt secondes plus tard, la rue d’en face vomissait une autre foule exactement identique à la première, à cela près que, faute sans doute de s’être concertée avec elle, ses pancartes et ses cris proclamaient exactement le contraire.

Je crus d’abord que, aussitôt découvert ce malentendu, les deux foules convergentes se hâteraient de le corriger pour harmoniser leurs cris et leurs pancartes.

Eh bien! pas du tout. Aussi incroyable que cela paraisse, l’idée d’une coordination ne leur vint pas à l’esprit.

Elles se mirent à s’insulter, puis à échanger des horions, puis à dépaver l’Agora pour s’installer face à face derrière des barricades et commencer une bataille en règle.

Mon tonneau se trouvant entre les deux barricades, et des projectiles égarés commençant à tomber dans les parages, je crus devoir m’avancer entre les combattants pour les haranguer.

«Écoutez, mes amis, leur dis-je, cela n’est pas sérieux. Ne voyez-vous pas que les gens qui vous ont vendu ces pancartes vous ont trompés? Prêtez-les-moi quelques minutes: avec un pinceau, je vais arranger votre affaire.

– Qui est ce gâteux? demanda de façon très désobligeante un robuste jeune homme installé derrière la barricade de droite avec une espèce de catapulte capable d’expédier des pavés à un demi-stade.

– Je vous affirme, poursuivis-je sans perdre mon sang-froid, qu’avec un peu d’organisation vos difficultés disparaîtront sur-le-champ. Faites-moi confiance. Je vais ramasser toutes vos pancartes, tant à droite qu’à gauche. Accordez-moi un moment. Vous serez satisfaits.»

Mon plan était simple: en écrivant uniformément «vive Diogène!» sur tous ces funestes placards, j’aurais en un clin d’œil mis tout le monde d’accord.

Mais on ne m’écouta pas. Des huées s’élevèrent des deux côtés. On me traita de fasciste, de nègre, de tchécoslovaque, de révisionniste, d’intellectuel, de hippie, de chinois, de francophone, de colonel, de vietcong, de constantinien, de libyen, de turc, de grec, de flamand, d’impérialiste, de gauchiste, de scissionniste, d’orangiste, de coureur cycliste. Les uns affirmaient que je me nourrissais du sang du peuple, que je sapais la morale et la civilisation occidentales, que j’étais vendu aux Albanais et aux Américains, cependant que, selon d’autres, j’étais plutôt une marionnette des Irlandais, des Anglais, des Sud-Africains, de Fidel Castro et de Groucho Marx. Ils n’étaient d’accord que pour m’attribuer des mœurs infâmes.

On me comprendra, j’espère, quand j’aurai dit que cette diversité d’opinions me rappela le bon vieux temps de mes controverses avec Platon, encore que, je dois le dire, les ressources de vos langues modernes dans ce domaine soient bien décevantes pour un compatriote d’Homère. N’importe! Je tins à remercier mes interlocuteurs sur le même ton, et j’étais en train de leur exprimer mon point de vue quand une tomate s’écrasa sur mon front chauve. Comme, d’autre part, le robuste jeune homme était en train de pointer vers moi sa catapulte, je mis fin à la conversation et me retirai dans mon tonneau, d’autant que c’était l’heure de la sieste.

Je m’endormis aussitôt paisiblement parmi les rumeurs de la bataille, rêvai que les Troyens faisaient une sortie et qu’Achille piquait une de ses fameuses colères.

Quand je me réveillai, les balayeurs ramassaient les décombres, les peintres récuraient les façades souillées, les vitriers s’affairaient à remplacer les vitrines, et je me félicitai de retrouver ma vieille planète immuablement semblable à elle-même sous le soleil.

Car, depuis toujours, ces affaires se terminent de la même façon: il faut qu’à la fin tout soit remis en état par ceux qui récurent, balaient, raccommodent et replâtrent.

Et, depuis toujours, ce sont les mêmes.

Je demandai à ces braves gens pour qui ils tenaient et quel était leur parti dans la querelle dont ils effaçaient les traces.

«L’ami, me dit l’un d’eux, ta salade, c’est quoi au juste?

– Oui, dit un autre, si tu viens pour la controverse, c’était tout à l’heure. Nous autres, on travaille.

– Ou peut-être que tu veux nous donner un coup de main?»

Tous, d’un air engageant, me tendaient qui une pelle, qui un pinceau, qui un balai. Ils voulaient absolument que je travaillasse.

Je crois qu’il faudrait éduquer le peuple. Il perd le respect.

DIOGÈNE.

 

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