Pour en finir avec l’école

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Les invectives de Diogène

Pour en finir avec l’école

Chronique parue dans la revue Atlas Air France n° 69 de mars 1972

 

– Oui, monsieur, il est bien vrai qu’il faut démocratiser l’enseignement. J’approuve chaleureusement votre plaidoyer en faveur de cette démocratisation. D’abord parce que je suis toujours de l’avis de mes contradicteurs: c’est chez moi un principe. Ensuite parce que ma philosophie sur le point de savoir qui a raison et qui a tort est celle de Fontenelle, qui, saturé de disputes, s’en allait déclarant que, ma foi, tout est possible, et que tout le monde a raison. Moyennant quoi, l’âme sereine et l’estomac en paix, il vécut centenaire et enterra tout le monde, amis et ennemis, avec la même bienveillance.

Puissiez-vous donc, Monsieur, obtenir la démocratisation de l’enseignement et enterrer vos adversaires, quoique dans un temps très lointain, car nous ne sommes pas pressés. Sans vous flatter, j’ose dire que la méthode que vous préconisez est tout simplement géniale. Elle est comme l’œuf de Colomb: personne n’y pense parce que c’est trop simple. Vous dites, en effet, que pour démocratiser les études, il n’y a qu’à les rendre plus faciles. Par ma barbe! voilà qui s’appelle penser. Je suis sûr, Monsieur, que, quant à vous, vous avez dû faire d’excellentes études.

Il est évident, en effet, que la difficulté des études actuelles établit une ségrégation entre les suppôts du Système, à savoir les élèves studieux et intelligents, et les autres. Il n’est pas moins évident que cette ségrégation est scandaleuse. Il faut donc en tarir la source, et cette source, vous l’avez parfaitement identifiée: c’est la difficulté. Que nos ministres établissent au plus tôt une Commission de la ségrégation universitaire et je me charge de leur signaler les injustices les plus criantes.

Ne parlons pas de l’orthographe: elle est, Dieu merci! moribonde, ne nous fatiguons pas à l’achever. Ne parlons pas non plus de la lecture: là aussi, le mieux est de laisser les choses mourir toutes seules, puisque, nous disent les psychologues américains, on peut désormais arriver jusqu’à l’Université sans savoir lire. Tenons-nous-en à un seul abus, mais celui-là manifeste et irréfutable: la table de multiplication. Ah! Monsieur, vous rappelez-vous l’expression sournoisement triomphante des chouchous de votre cours élémentaire, récitant d’un trait, sans reprendre haleine, la table de huit? Vous rappelez-vous le mépris de ces aristocrates pour leurs camarades défendant, dans le fond de la classe, l’imprescriptible droit de la personne humaine à ignorer que huit fois sept font cinquante-six, si toutefois cette douteuse allégation n’est pas une pure et simple invention de l’oppressive classe professorale?

Je propose donc que l’on évacue comme aliénantes et réactionnaires les tables des chiffres supérieurs à deux.

Quoique, je dois le dire, cette revendication elle-même n’aille pas sans me causer du souci. Mon ami Jacques Bergier, qui vient souvent me voir dans mon tonneau, et à qui, hier soir, je faisais part de mon projet de programme arithmétique rénové, posa sur moi un regard d’une infinie tristesse.

– Raciste! m’a-t-il dit. Quoi, serait-ce pour voir cela que j’ai fait jadis sauter la base nazie de Peenemünde? Que j’ai enduré trois ans de camp de concentration? Et ceux qui refusent deux fois un deux, alors? Qu’en faites-vous? Ne sont-ils pas des hommes? N’ont-ils pas, eux aussi, droit au bonheur?

Et, comme à ces mots sacrés de droit au bonheur je restais coi, m’interrogeant sur ce que l’on pourrait bien mettre dans un programme sans du même coup violer la dignité du travailleur, Bergier, qui lit dans les pensées, ajouta:

– Il n’y a qu’une réforme valable des programmes: la mienne. Les programmes, je les supprime. Je supprime tout, d’ailleurs, tout, sauf les examens.

– Diable! et comment passe-t-on les examens si on ne les prépare pas?

– On se débrouille! (Bergier use d’un mot plus énergique.) Je pars du principe éminemment démocratique que, d’une part, on n’a pas le droit de faire étudier celui qui ne veut pas, et que, d’autre part, on n’empêchera jamais d’étudier celui qui veut. En Russie, jadis, les jeunes filles juives qui voulaient étudier devaient porter l’insigne des prostituées. Elles le portaient. De tels obstacles stimulèrent tellement les Juifs russes que, maintenant encore, ils forment une bonne partie des savants du monde entier. Croyez-moi, pour sauver l’enseignement, il faut supprimer les programmes et rendre les examens plus difficiles. Et n’attendez pas trop! Sinon, vous en serez réduit à des solutions de désespoir. Le bûcher, par exemple, ou l’estrapade!

– Le bûcher? Pour forcer les étudiants à étudier?

– Vous plaisantez! Au contraire, pour interdire les études, les rendre clandestines, donc fascinantes, on prendrait le maquis et, de temps à autre, pour stimuler le zèle, on brûlerait un major de Polytechnique!

Voilà, Monsieur, ce que m’a dit l’un des hommes les plus érudits de France, que personne jusqu’ici n’a pu empêcher de lire quatre ou cinq livres chaque jour que Dieu fait. Ce qui, pendant un demi-siècle, à raison de trois cent soixante-cinq jours par an, et compte tenu des années bissextiles, fait, voyons, beaucoup, oui vraiment beaucoup de livres. Je parie même qu’avec une table de multiplication on pourrait savoir combien au juste.

DIOGÈNE.

 

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