Les invectives de Diogène
Lettre à un homme périmé
Chronique parue dans la revue Atlas Air France n° 68 de février 1972
Permettez-moi, monsieur, de vous le dire: vous avez parfaitement raison.
Il est bien vrai que cet ancêtre vieux de deux cent mille ans découvert récemment par un préhistorien dans le midi de la France, pétrifié au fond d’une grotte, n’était, comparé à vous, qu’un pauvre homme.
Il se déplaçait à pied. Il n’avait ni le téléphone ni la télévision. Il n’avait lu ni Chomsky ni Lacan. Et même, hélas! il se passait ignominieusement de papier hygiénique.
Bref, cet ancêtre nous fait honte, et l’on se demande pourquoi les préhistoriens sont si heureux de l’avoir trouvé.
Cela dit, et puisque l’art de raisonner à point fait notre essentielle supériorité sur cette brute déplorable, raisonnons un peu.
Quand, en 1972, un savant fait le point de sa spécialité, il cite en note de sa publication l’ensemble des travaux qui font l’objet de son exposé. Ces travaux constituent le corpus de ce que le jeune savant désireux d’entrer en lice dans le domaine en question doit savoir.
Je viens d’examiner deux de ces bilans dans des domaines très éloignés l’un de l’autre: l’électronique et la biologie animale. J’ai noté attentivement les dates de publication de tous les travaux cités en référence. Et j’ai constaté, non sans étonnement, que plus de 90 pour 100 de ceux-ci datent de moins de dix ans.
«Qu’est-ce à dire? ai-je aussitôt demandé par téléphone à l’auteur de la seconde étude. Il ne s’est donc rien passé d’intéressant en biologie animale avant 1962?
– Que si! des tas de choses passionnantes! Passionnantes pour l’historien, s’entend. Car le biologiste, lui, n’en a que faire. Il lui suffit de connaître les travaux récents.
– Comment! Les biologistes ne lisent donc pas les travaux de Pasteur ou de Mendel?»
Mon interlocuteur tombait des nues.
«Pasteur? Pour quoi faire? Je veux être pendu si je connais un seul biologiste qui ait lu ne fût-ce qu’un texte de Pasteur. Et en tout cas, pas moi.
– Mais alors, de votre propre travail, que restera-t-il dans vingt ans?
– Écoutez, me dit-il, dans vingt ans, la biologie en sera là où moi et mes contemporains l’auront hissée: grâce à nous, elle n’aura donc plus besoin de nous. Ne croyez pas ceux qui vous disent que la science, c’est ce qui reste; la science, c’est ce qui progresse. Je relis Platon, Plutarque, Rabelais: eux, oui, restent. Mais les savants? Ils ne restent que pour l’histoire.»
Voilà, monsieur, ce que me dit ce savant. Alors, faites le calcul. Dans dix ans, ce que nous savons maintenant ne comptera plus que pour 10 pour 100. Dans vingt ans, pour 1 pour 100. Et dans trente ans, pour 0,1 pour 100. À quel pourcentage estimez-vous votre parenté avec l’ignominieux ancêtre cavernicole? 0,1?
Permettez-moi, monsieur, de vous le dire: vous n’êtes qu’une brute préhistorique.■
DIOGÈNE.