Les Occitans de Provence sont-ils ou non des séparatistes?
Article paru dans Planète N°39 (Le Journal de Planète) de mars / avril 1968
Il y a un siècle, des jeunes gens barbus, cravatés à l’artiste et portant grand chapeau et sombre pèlerine, soulevaient l’enthousiasme de la bourgeoisie méridionale en publiant des vers, des contes et des almanachs en langue d’oc. Salué par Lamartine comme un nouvel Homère, Mistral prenait le félibrige en main et répandait jusqu’au bout du monde l’image d’une Provence bucolique et bien-pensante, catholique, un peu royaliste, fille aînée d’une France elle-même fille aînée de l’Église: Provençau é Catoli!
Il la répandit si bien, cette image, avec ses amis Aubanel, Brunet, Mathieu, Giéra, Roumanille, Tavan, qu’elle reste, aux yeux des Français de notre temps, celle de la poésie provençale: folklore, banquets dominicaux, sermons en patois, messe télévisée à l’église des Baux, Pastorale, Marche des Rois. Eh bien, il faut changer tout cela. Il existe toujours, et même plus que jamais depuis la belle époque du félibrige, une littérature d’oc. Elle publie des romans, des pièces de théâtre, des recueils de poèmes, des ouvrages d’érudition. Elle a ses maisons d’édition, dont la plus dynamique est Lo Libre Occitan[1], ses revues, comme Vivre[2]. Mais l’ère du confort mental et du conformisme politique et social est finie. Tout ça, nous dit l’un des maîtres de la nouvelle école, le paysan dramaturge Léon Cordas, c’étaient «las colhonadas felibrencas», expression qui se passe de traduction et qui dit bien ce qu’elle veut dire. Depuis plusieurs années, je suis, de loin, les activités de ce groupe.
Le Midi est-il une colonie?
On peut lui reprocher bien des choses, sauf la fadeur. Il ne s’agit plus de ressusciter Hésiode ou Virgile. Il s’agit, dans son esprit, de sauver, par une authentique révolution, la substance physique, morale et culturelle d’un peuple. Sa langue, bien sûr, mais d’abord son intégrité. Des études publiées dans Vivre et ailleurs ont montré, chiffres à l’appui, le caractère colonial d’une large part de l’économie méridionale. Les grosses affaires y appartiennent généralement à des capitaux de la moitié nord de la France, et plus précisément de Paris. Aliéné dans sa langue et dans sa culture, le peuple d’Occitanie ne s’est jamais, affirment les auteurs de ces études, véritablement remis du drame sept fois centenaire de la Croisade.
Le remède, selon les animateurs du Comité occitan d’Études et d’Action[3], réside dans la décolonisation intérieure par la Révolution régionaliste[4]. Mistral serait bien étonné par la lecture de ce livre et d’une foule d’autres textes où l’on préconise une «réforme agraire dans le cadre d’un plan de collectivisation démocratique», la dévolution des ressources de type supranational (transports, houille blanche, industrie atomique, etc.) à des «comités interrégionaux d’échelle européenne», la «décolonisation industrielle par la régionalisation des entreprises industrielles», la «région» étant conçue, quand il y a lieu, par-dessus les frontières nationales. Et, bien entendu, les auteurs pensent ici aux «peuples frères» de Catalogne et du Piémont.
Activité politique, donc, autant que culturelle, et nettement orientée à gauche: «Occitania, primier camin a senestra», comme l’écrit Gui Martin. La Révolution régionaliste veut ressusciter les régions dépecées par la politique de proie des nations historiques. Et pour effacer ce dépeçage, les hommes du C.O.E.A. comptent sur l’Europe et sur le dépérissement de l’État par la révolution socialiste.
Ce n’est pas une vaine agitation
Qui anime ce mouvement? Contrairement aux félibres, qui se recrutaient essentiellement chez les paysans aisés et la bourgeoisie, les hommes de Vivre et du C.O.E.A. sont presque tous d’origine très modeste, même si beaucoup d’entre eux appartiennent à l’Université (Robert Lafont, Charles Camproux, Louis Alibert, etc.). Tous ont une connaissance vécue et souvent tragique (Léon Cordas, Yves Rouquette) de la réalité populaire. Le chef-d’œuvre de Léon Cordas, une pièce intitulée la Font de Bonas Gracias, anticipait il y a des années sur toute la littérature actuelle inspirée par l’horreur de la guerre, bien que, par une émouvante prétérition, la guerre soit invisible. Compte tenu de ce que nous apprend l’histoire contemporaine sur les mouvements populaires de cette inspiration, on pourrait à coup sûr prédire un grand avenir à celui-là s’il était véritablement ressenti comme tel. Est-ce le cas? L’histoire (pour n’accuser qu’une abstraction) a dépossédé les Occitans de leur culture, sinon de leur personnalité. Ils sont devenus «les Français du Midi», même si la vie politique de la France les montre régulièrement dans l’opposition[5]. La majorité d’entre eux ne comprennent même plus la magnifique langue de leurs grands-parents et, comme l’ont bien ressenti les Canadiens français, les Flamands, les Wallons, les Catalans, quand la langue disparaît, l’unité du peuple ne lui survit guère: il se fait une autre unité avec le peuple de la langue dominante. Est-ce à dire que le mouvement occitan n’est qu’une vaine agitation? Sûrement pas. Par son dynamisme, il aide à l’évolution supranationale et peut-être pourrait-il, par sa double orientation restauratrice et révolutionnaire, transmettre à l’avenir en gestation le plus précieux d’un passé combien cher au cœur de tant d’entre nous.■
Aimé Michel
Notes:
[1] Voici son adresse: Lo Libre Occitan, 82-Lavit. Son catalogue compte des dizaines de titres.
[2] Lo Vacares, Camin de Generac, Nîmes.
[3] C.O.E.A., 9, rue Émile-Kahn, 30-Nîmes.
[4] Titre d’un livre-programme de l’essayiste et dramaturge Robert Lafont.
[5] Lire, dans ce même numéro, page 89: «La France qui dit non».

Quelques œuvres occitanes et leurs auteurs
Ives Roqueta, 32 ans, a publié son premier recueil à 22 ans. Des vers, des nouvelles, des romans, en tout cinq volumes en dix ans. Son dernier livre, Lo Poeta es una vaca, raconte une enfance paysanne dans le Rouergue au moment de la Libération. Le style est lapidaire, incisif, imagé. Le Parisien convaincu que l’univers s’arrête à la porte d’Italie, devrait au moins s’interroger sur les motifs qui peuvent pousser un écrivain si doué à dédaigner l’expression française et à vouloir s’appeler Ives Roqueta, alors que ses papiers d’état civil portent Yves Rouquette.
Robert Lafont, 45 ans, professeur à l’université de Montpellier. Quatre pièces de théâtre, quatre recueils de poèmes, quatre ouvrages en prose, de nombreux articles et essais, directeur de Vivre, théoricien de la révolution régionaliste. Son dernier ouvrage est une pièce de théâtre (Ramon VII) dont le sujet montre combien la Croisade reste un souvenir brûlant: «Dors, dors, mon enfant, dit une vieille nourrice penchée sur le corps du dernier comte de Toulouse. Ce peuple, maintenant, a tant besoin de dormir… Dors… dors…»
C’est encore la Croisade qui inspire au dessinateur Robert Roaldes son album Jaume e Antonin al tems de la Crosada, où le thème de la France étrangère et des Français envahisseurs revient comme une obsession.
Léon Cordas, personnage émouvant entre la sincérité de sa vie et l’âpreté brûlante de son lyrisme, est avant tout un poète de la terre, mais aux antipodes de l’inoffensive poésie paysanne traditionnelle: Nostra maire la terra. «Sias una puta cap e tot…», dit-il dans Branca torta, son deuxième recueil de poèmes («cap e tot»: la tête et le reste).
Pierre Pessamessa, maître queux de son métier (et sa table, comme dit le guide, mérite le détour jusqu’au fond du vallon perdu où il gîte, à Buoux, dans le Lubéron), c’est la bonhomie provençale, l’art du conte et de la parole. Familier aux auditeurs des émissions en provençal de Télé et Radio-Marseille, il est l’auteur de Beluga de l’lnfern (Étincelle de l’Enfer), un petit roman plein de fraîcheur sur l’amour tel qu’on l’apprend sur le Mirab’s, entre les Deux Garçons et la statue du Roi René, à Aix.
Enric Espint, dont l’Istoria d’Occitania, tant attendue, doit fournir au mouvement son dossier historique.
Gui Broglia, musicien et chanteur, qui a enregistré ses propres chansons écrites sur des poèmes de Robert Lafont.
Nous aurons l’occasion d’en citer d’autres et d’en parler plus longuement.